Chômardesque

Je me sens si inutile... comme mis aux rébuts..., dit le chômeur....
Mais non, au contraire!, dit le travailleur, vous m'êtes très utile: en étant chômeur, vous me laissez travailler, autrement, vous prendriez ma place, et c'est moi qui serais chômeur...
Mais non, au contraire! dit le patron, vous m'êtes très utile; grâce à vos, je peux montrer aux travailleurs ce qui les attend si... tiens! j'ai encore besoin de quelques-uns comme vous!
Mais non, au contraire! dit l'économiste, vous m'êtes très utile: vous ne partez pas en vacances à l'étranger, ce qui contribue au bon équilibre de notre balance commerciale.
Mais non, au contraire! dit l'écologiste, vous êtes très utile: vous n'avez pas de voiture pour polluer le bon air de nos campagnes.
Et grâce à vous, il y a moins d'embouteillages, ajoute l'automobiliste.
Et vous aidez à sauver la vie de vous concitoyens, renchérit le statisticien: plus il y a des chômeurs, moins il y a de morts nur la route, les statistiques le prouvent...
ce qui m'arrange aussi, précise l'assureur, et par ailleurs, je constate que votre santé est meilleure que celle de la plupart de nous: vos visites chez le médecin sont plutôt rares... vous êtes vraiment un veinard...
... un veinard qui a du mérite, enchaîne le président, avec sa voix de Stentor... venez recevoir ce qui vous revient de droit. Les énormes bienfaits pour la société dont vous êtes le facteur...
Boum - Boum - Boum!
...le facteur???
Boum - Boum - Boum - Boum!!!
"Ouvrez! C'est le facteur!"
"J'arrive!"
***
Une lettre des ASSEDIC... mais q'est-ce qu'ils me veulent encore?

AVIS DE CHANGEMENT

Vos êtes informé qu'à partir du mois prochain, le montant de vos allocations s'élève à...
???
Curieux, je n'arrive pas à déchiffrer la somme. Plus j'approche mon regard de l'endroit où elle devrait être marquée, plus les chiffres s'évanouissent...
Alors, je prends mes lunettes.
(Mais comment ça, je n'ai pas de lunettes, je n'ai jamais eu besoin, si cela m'arrivait maintenant, de toute façon, je n'aurais pas de quoi les payer...)
Néanmoins, j'enfile mes lunettes.
Cette lettre n'est vraiment pas ordinaire: revêtue du sceau de César, précieusement orné et calligraphiée dans un style auprès duquel la Bible de Gutenberg ferait figure d'une édition de poche; elle me convoque aux Arènes, où la remise des Médailles du Mérite aura lieu aussitôt après mon arrivée...
...si j'avais bien l'amabilité de me déplacer, malgré mon agenda sans doute surchargée...

Je verrai bien.

Mais j'y suis déjà. L'avais oublié que chez moi, il suffit de pousser la porte pour entrer immédiatement dans l'Arène.
Ils sont tous là.

Le travailleur, le patron, l'économiste, l'écologiste, l'automobiliste, le statisticien, l'assureur, et César, le président en personne qui, du haut de son gigantesque trône doré, entonne un chant...

Je n'y comprends rien...

Petit à petit, l'assureur, le statisticien, l'automobiliste, l'écologiste, l'économiste, le patron, le travailleur rejoignent le chant qui n'est en fait qu'un murmure... une espèce de croassement...

Mais où sont donc les gradins? Où sont les spectateurs? Il n'y en a plus, puisqu'il n'y en a jamais eu. Il n'y a qu'une immense arène où des énormes oiseaux difformes au cou déplumé et au bec crochu forment un cercle.

Je suis seul au centre du cercle qui rétrécit... rétrécit...
Toujours plus proche... plus proche...

Je veux m'enfuir...
Je n'ai plus de jambes...

Je veux m'envoler...
Je n'ai pas d'ailes...

Ils chantent dans une langue que je n'ai jamais entendu parler...
Et je comprends...

Avé chômard, Vautouri te salutant...
Avé chômard, Vautouri te salutant...

Ils sont sur moi.
Je ne les vois plus.
Je ne les entends plus.
Je ne les sens plus.
Je tombe dans un

Trou...

Noir...

Où il faut tout oublier...
tout oublier
oublier
oublie
oubli
oubl
oub
où
?

(réveille-toi! Mais réveille-toi donc!!!)

Et le CHÔMAR continue...

Norbert Prier