Les périphériques vous parlent
Dossier de Presse

Article paru dans Politis du 2 février 1995 :

Renaissance du théâtre politique ?

Les Périphériques
attaquent

Marc'O, Cristina Bertelli et de jeunes étudiants ont lancé un mouvement qui fait tache d'huile, hors des circuits traditionnels de la scène.

Les jeunes, souvent, ne prennent plus naturellement le chemin du théâtre. Les directeurs de salles, souvent, s'arrachent les cheveux et baissent les bras. Mais si le théâtre renaissait là où on ne l'attend pas ? Si un théâtre non répertorié par nos chers médias parlait directement aux jeunes générations ? S'il réinventait une espèce disparue, le théâtre politique, au sens le plus large ? Si, dans une ignorance quasi générale, ce renouveau se passait hors des circuits connus, dans les universités plus que dans les salles de spectacle ? N'utilisons pas le conditionnel. C'est bien ce qui se passe, à Paris-VIII et ailleurs. Mais, pour comprendre cette nouvelle histoire, il faut remonter dans le temps et suivre un certain Marc'O à partir des années soixante.

À ce moment-là, Marc'O est une des figures les plus remuantes du jeune théâtre. Il dirige Bulle Ogier, Jean-Pierre Kalfon, Pierre Clementi et bien d'autres dans des pièces très musicales--dont l'une fera un film réalisé par lui et resté célèbre, Les Idoles. En pleine gloire, il disparaît parce qu'il quitte Paris. Il part en Italie, où il se transforme en pionnier de la « Nouvelle Image », travaillant sur la vidéo mais surtout sur la perception, la transformation des images. Les Italiens lui confient des travaux de recherche dans le domaine de l'image et aussi de l'organisation de l'entreprise. Il fait quelques sauts, quelques spectacles, quelques films, quelques recherches en France, mais il passe le plus clair de son temps en Italie. Après un séjour de vingt ans, il disparaît à nouveau, mais d'Italie, pour réapparaître à Paris. Il monte un spectacle en 1991, Génération Chaos 1, à l'espace Européen : de nouveau du théâtre musical, mais politisé, mais avec des jeunes. Et, derrière ce spectacle, il y a une nouvelle structure qu'il a créée avec l'Italienne Cristina Bertelli--ex-galeriste d'art d'avant-garde--et qui déclenche une réflexion et une action en plein essor aujourd'hui.

Star, c'est le nom de la structure : Science Technologie Art, Recherche est un organisme à plusieurs étages : un laboratoire de recherches, un lieu dispensateur de stages et un initiateur de spectacles. A sa tête, Marc'O pourrait faire figure de vétéran mais le pouvoir, si pouvoir il y a, n'est pas centralisé. Cristina Bertelli en est la codirectrice (bien que ce terme ne soit pas en usage dans ce milieu libertaire) et une trentaine de jeunes gens interviennent, élaborent, agissent. Une étudiante, Federica Bertelli (lointaine parente de la précédente), a eu l'idée de créer une revue, Les Périphériques vous parlent. Riche idée : non seulement la revue est vendue directement aux étudiants dans les facs et dans la rue, touchant ainsi ceux qu'elle concerne, mais le mot même de « périphériques » exprime la philosophie du mouvement. Il devient même le nom de l'équipe, de préférence à Star ou à Génération Chaos (appellation de la troupe qui avait créé le premier spectacle). Les « périphériques » sont appelés à être célèbres. Ils sont d'ores et déjà passés à l'attaque.

Rien à voir avec le théâtre universitaire, qui serait lui aussi en train de renaître, dit-on, mais qui ne cherche pas de nouveaux rapports comme les Périphériques. Ceux-ci font de l'intervention et de la recherche. On peut les voir parfois dans l'un des pavillons de l'établissement psychiatrique de Ville-Evrard où on a mis un pavillon à leur disposition. Là même où Antonin Artaud fut enfermé, ils répètent, cherchent, donnent des représentations. Mais on les voit surtout dans les rues et dans les facs.

Ils jouent deux sortes de spectacles. D'abord des saynètes politiques, qui martèlent jusqu'au malaise des réalités d'aujourd'hui. « Un enfant sur trois vit sous le seuil de pauvreté en Grande-Bretagne », dit le groupe. Les acteurs le répètent, le commentent, dans une violence contenue et un rapport direct avec le spectateur, pris au piège sur un trottoir, dans un couloir, là où a été déclenchée l'intervention. Ensuite, des pièces plus longues (mais ne dépassant pas quarante minutes) qui évoluent avec les apports de chacun et qui partent d'idées diverses, un problème de société, une citation, ou même un problème philosophique. La pièce est toujours très musicale. Jean-Charles François est responsable du travail musical mais il trouve en face de lui des jeunes qui ne sont pas nés de la dernière pluie en matière de synthé et de guitare électrique. Cette place de la musique donne une sorte d'allégresse à ce qui pourrait être austère et pousse l'acteur jusqu'à la danse. D'ailleurs, parmi ses mille trouvailles, Marc'O a imaginé une danse où, sur un rythme de base, le danseur dirige, modifie la musique. Le contraire du comportement de discothèque. Cette invention fait déjà fureur et porte, pour le moment, un nom qui ne satisfait personne, la « modificothèque » !

Dans le théâtre des Périphériques, il y a, naturellement, un chœur, puisqu'il est le théâtre des citoyens et des spectateurs. Mais ce chœur ne ressemble à aucun autre. Il se place dans le public et réagit à la représentation avec des gestes, sans qu'une coordination avec les acteurs ait été préméditée. Les acteurs du chœur répètent de leur côté et forment une équipe qui varie et invente. Ils sont vingt, trente ou soixante selon les soirs, à différents endroits de la salle. Les auteurs de la pièce n'interviennent pas puisque le chœur, c'est l'écho public de leur spectacle !

Belle équipe, où certains acteurs ont de grandes possibilités qui pourraient leur ouvrir la porte d'une carrière. Mais la plupart sont philosophes, plasticiens, musiciens, scientifiques. Que deviendront Yovan Gilles, Anne Calvel, Christopher Yggdre, Federica Bertelli, qui écrivent autant qu'ils jouent ? Peu importe dans l'immédiat. Ils participent à cette aventure qui se différencie du théâtre traditionnel sur bien des points mais surtout sur celui-ci : « Ce qui compte, c'est ce qui vient après le théâtre ». Car, pour Cristina Bertelli, « l'université, avec son enseignement inadapté, prépare des chômeurs. Notre théâtre demande aux étudiants et à ceux qui nous rejoignent souvent, infirmières, agriculteurs, de s'interroger sur leur devenir. La théâtralité entre en jeu pour replacer l'homme aux postes de commandement dans cette mystification scientifique où l'on enferme les jeunes générations ».

« En effet, le théâtre offre les moyens de rendre sa place à l'homme, dit Marc'O. C'est le lieu où se trouve le vivant. L'avancée technologique crée des interfaces où les relations ne sont plus directes. Avec sa scène circonscrite, le théâtre rétablit les rapports d'homme à homme. Des psychiatres nous disent : venez discuter avec nous du souffle. Car ils redécouvrent le souffle. On a coupé le souffle des hommes ! Faisons-nous du théâtre politique ? Oui, mais aussi social et philosophique. Nous avons modifié la formule de Lautréamont en écrivant : “La politique doit être faite par tous et pour tous”, ce qui choque les conformistes qui n'ont pas lu Lautréamont ! Il faut sortir le théâtre de son cocon en rencontrant la vie. Les étudiants m'apprennent tout ».

Les Périphériques ont rencontré l'adhésion de personnalités n'appartenant pas au théâtre : Irène Sokologorski, présidente de Paris 8, l'écrivain Catherine Claude, la philosophe Isabelle Stengers, le chercheur Pierre Lévy, etc. Tous se mobilisent. Mais, du côté du théâtre proprement dit, pas de vrais contacts. « Les gens de théâtre sont traditionalistes, mais je crois que notre théâtralité apportera beaucoup au théâtre de demain. Il se crée des foules de choses intéressantes mais, immédiatement, une chose enterre l'autre. Il n'y a plus d'espace de respiration. Et pas de rapport au public. D'où notre création du chœur ».

Quelques professionnels ont quand même réagi. Des directeurs de salle ont demandé à Marc'O et Cristina Bertelli de leur donner leur secret qui fait venir les jeunes au théâtre, de partager même leur direction. Mais nos deux marginaux en route pour une marge majoritaire ont refusé, pour ne pas entrer dans une logique commerciale ou « culturelle ». « Je n'ai jamais connu autant de succès », avoue Marc'O qui a connu des triomphes et n'en revient pas de voir les Périphériques enflammer une génération délaissée.

Gilles Costaz


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 25 avril 03 par TMTM
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