Les périphériques vous parlent N° 0
AVRIL 1993
p. 10-11

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 États des (non-)lieux 


Insoumis en nos lieux. Soumettons nos initiatives : elles ne seront plus les intruses des lieux pâles et inodores. Désormais leurs traces blêmes s'effaceront et à jamais le blême est vaincu !

L'éternel absent

À l'université Paris 8, rôde un malfaiteur. Figure énigmatique, éternel absent. Nous l'appellerons le Grand Responsable. Mais, laissons se dérouler l'histoire...

Mercredi.
Mon programme pour la journée :

  1. Rendez-vous avec L, étudiant, au sujet d'un devoir que nous faisons en commun.
  2. Passer au self-service informatique (salle où sont mis à la disposition des étudiants une vingtaine d'ordinateurs), pour dernière correction d'un texte et surtout impression de 16 pages. Ouverture de 11h30 à 16h30.
  3. Cours.

10h58.
J'attends L, comme prévu, dans le hall de l'université. L arrive avec 35 mn de retard : « Excuse-moi, c'est du pur délire, il y a dû avoir une panne de courant, mon radio réveil n'a pas marché, j'ai speedé comme un malade, mais là je dois filer, parcqu'j'ai un exam. On se voit à 14h, j'arriverai en retard à mon cours, je m'en fous, le prof commence jamais à l'heure ». L disparaît.

11h45.
J'arrive au self-service informatique : la salle est fermée. Pour l'instant la monitrice (qui s'occupe du bon fonctionnement des lieux), n'a qu'un quart d'heure de retard. Je ne m'inquiète pas, d'autant plus que, hier déjà, la salle a été ouverte avec 1 heure de retard. Je me mets à lire. Au bout d'une heure, je demande aux autres étudiants si quelqu'un est allé se renseigner au secrétariat. Réponse : « Il n'y a personne ».


L'éternel absent, le Grand Responsable, déverse sur cette université la glu des attentes, des ratages, du laisser couler.
Les secondes se branlent de ce que les minutes se perdent à gober les jours qui passent leur vie à ne pas en avoir.
Un étudiant qui macère, c'est pas beau à voir.

13h
Je vais au secrétariat : fermé.
Je fais deux pas sur la droite, il y a une autre salle du service informatique : je frappe. Dans la salle, 5 personnes : une femme, probablement secrétaire, discutant avec ce qui a l'air d'être un enseignant, deux types travaillant devant des ordinateurs, une fille assise, non-identifiable, qui n'a d'ailleurs pas ouvert la bouche. Moi, (ton neutre mais pas spécialement aimable) : « Bonjour, le self-service ça marche aujourd'hui ? » La « secrétaire » : « Le self-service, c'est pas nous ». Un type du fond de la salle : « Ca ouvrira pas avant 14h ». Moi : « Et vous ne pourriez pas aller mettre une affichette pour prévenir ces pauvres personnes qui attendent depuis 11h30 ce matin, dans le couloir ? » Volte-face du deuxième type.
Eux quasiment tous ensemble : « Le self-service, c'est pas nous ». Moi : « Et par solidarité...? » On me répète qu'ils ne sont pas responsables et qu'ils ont du travail... Le premier type accepte de faire une affichette que je colle.

13h15.
Je vais à la cafétéria accompagnée de S, étudiante rencontrée pendant l'attente. Elle me raconte : « J'ai un dossier de 40 pages à rendre. Je suis en train de mettre plus de temps pour le taper et l'imprimer que pour le faire. En plus, mon prof est très sévère, j'espère que je vais y arriver à temps. Hier, j'avais enfin terminé, j'ai demandé à une monitrice de me faire la marge, car j'apprends tout juste à me servir de l'ordinateur. Elle m'a tout décalé. Il y avait des lettres éparpillées sur tout l'écran. Elle a continué pendant 2h30 à trafiquer l'ordinateur. Entre temps, la monitrice de la seconde tranche horaire est arrivée. Elle m'a demandé de partir, car j'avais dépassé le temps qui m'était imparti. Je lui ai expliqué le problème, elle ne voulait pas démordre. Comme elle était demandée par d'autres étudiants, elle m'a momentanément oubliée, au point d'ailleurs de n'être même pas venue voir si elle pouvait m'aider. Après, j'ai dû partir pour travailler, mon problème toujours pas réglé. Et aujourd'hui, il n'y a personne ! »

14h.
Ouverture de la salle.
La monitrice devançant nos remarques : « -Je sais, mais, c'est pas ma faute (on s'en doute !), quand je viens travailler un mercredi sur 15, c'est toujours comme cela ». S, néophyte, au bout de 5mn, réussit toute seule à « rassembler » son texte. Je tape pendant 1h15. Queue devant l'imprimante pendant 45mn. La machine déraille toutes les 5mn.

16h03.
J'imprime.

16h04.
Première panne.

16h07.
Plus d'encre. La monitrice va en chercher, c'est finalement le technicien qui ramène une cartouche. La monitrice : « Tu devrais en laisser ici de réserve ». Le technicien : « J'en ai laissé moi, mais ils ont dû les user ». (Qui ils ?!)

16h16.
La monitrice fait repartir l'imprimante.

16h22.
Deuxième panne.

16h35.
J'ai imprimé 8 pages sur 16.
J'ai cours à l'autre bout de l'université, je ne peux pas le manquer : je stoppe tout. Je m'aperçois que j'ai raté mon rendez-vous de 14H avec L, mais je pourrai le voir maintenant puisque nous avons cours ensemble.


Comment nous ressaisir de notre temps, de nos moyens ?
Comment éviter que les désirs, les impatiences, la curiosité se dissolvent dans la léthargie ambiante, dans les je m'enfoutismes ?

16h45.
Après course folle, j'arrive au cours. J'enclenche la poignée : la porte est fermée. Au secrétariat personne est au courant. Sur le tableau, pas d'affichette. Manifestement, il n'y a pas cours. Qui est le responsable ?
Certainement pas le professeur lui-même : (bus, accouchement, doigt de pied mal enclenché, auriculaire grippé...) ! Retour au self-service, dans l'espoir de pouvoir imprimer les dernières pages. Queue de 5 personnes devant l'imprimante. S, toujours là, m'appelle : « Tu sais, hier, pendant que la monitrice tapotait devant la machine, elle a dit, énervée : mais qui m'a foutu une machine pareille ? ».

Anne Calvel

L est confortablement installé chez lui, un soir après une dure journée. L apprécie ce moment de tranquillité qui lui donne un avant-goût du pied qu'il va se prendre ce week-end : enfin peinard deux jours de longs.
Le week-end se passe à merveille. L apprécie ce moment de grand confort qui lui donne un avant-goût du pied qu'il va se prendre cet été : enfin peinard pendant deux mois.
Les vacances se déroulent à merveille : L apprécie ce grand moment de tranquillité, de confort, de fun qui lui donne un avant-goût du méga-pied qu'il va se prendre à la retraite.
Sa retraite se passe à merveille : enfin définitivement peinard. Et puis cela lui donne un avant- goût du pied qu'il va se prendre quand il pourra décompresser... au grand regret de sa famille, de ses amis et de ses chers collègues. Le pied pour l'éternité.

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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
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