Les périphériques vous parlent N° 1
JANVIER/FÉVRIER 1994
p. 19-25

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Cahier
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vers apocalypse now
vers interlude ou pour comprendre l'apocalypse
vers la genèse

Dans le hors-champ de sa vie,

il va à la recherche de ses pas

Des gens se rencontrent et parlent, ils parlent, ils échangent leurs opinions. Ce texte pourrait être ce qu'un observateur retient, en la circonstance. Pour lui, c'est plus qu'un échange verbal, des idées saisies çà et là, des opinions divergentes qui se confrontent. C'est un scénario de crise, un scénario qu'on ne tournera jamais parce qu'on ne peut l'immerger dans une histoire sans tomber aussitôt dans le pathétique. Pourtant des paroles s'échangent, des idées s'affrontent qui appartiennent à l'air du temps ou que le temps emporte. Qui dit quoi ? À qui chacun s'adresse-t-il ?

Le cliché renvoie à “l'identité” au sens policer du terme. Il fait constat - ce qui épingle chacun dans une catégorie spécifique.

Âge/Sexe/milieu/occupation sociale, ces assignations à résidences fixées pour les commodités de la société civile font de chacun un prisonnier, un non-libre.

Voilà ce que crie le côte à côte contre le face à face. Le face à face coincé dans le temps qui passe, dans le temps passé, tant il est vrai que le temps c'est toujours le passé.

C'est pourquoi l'image préférera toujours demander : “Où en es-tu ?” et l'image la plus avancée : “Où vas-tu” ?

Marc'O, L'impossible, et pourtant, (1984)

Des personnages existent qui parlent à partir de positions bien tranchées. Enfin, ça a été là mon premier objectif dès que j'ai eu l'idée de ce texte. Au départ, j'ai eu envie de leur donner un nom, un nom certes, mais surtout pas une identité. J'avais dans l'esprit plutôt des « figures de rhétorique », que seul cet échange de vue manifestait, le temps d'une rencontre. Ces personnages, ces « spectres », je les ai baptisés avec des noms emblématiques, (voir N.B.). Par la suite, je me suis dit : si je place un nom devant chaque intervention, j'incite le lecteur à saisir la phrase à travers l'identité que le nom évoque. Ce procédé me sembla aller à l'encontre du propos que je voulais tenir, à savoir que c'est l'activité, la parole, les idées exprimées qui peuvent qualifier quelqu'un (serait-ce à travers un surnom), et non le contraire, un nom-masque qui « recouvre » ce qui est dit et fait.

J'ai pensé alors faire de ce texte un jeu, c'est-à-dire de laisser au lecteur le soin de trouver lui-même à qui appartiennent les répliques exprimées. Je décidais de remplacer chaque nom par un numéro (1, 2, 3 etc.), au lecteur après d'attribuer la réplique à un des noms proposés.

Comme c'est un jeu, nous offrons un abonnement pour les 4 prochains numéros des Périphériques vous parlent aux quinze premiers qui auront donné les réponses justes à la question suivante :

Quel personnage emblématique correspond au numéro mis devant chaque réplique ? (Le cachet de la poste fera foi pour la désignation des vingt premiers).

N.B. Les personnages emblématiques : l'Informateur, le Possédé de Liberté, le Pompier, le Professeur, le Poète Maudit, l'Incendiaire.
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Prologue
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PROLOGUE

Nous sommes jeunes, certes ! Mais, par là qu'avons nous de plus ?

La jeunesse : l'avenir devant soi ? Des occasions à saisir ? Un monde à construire ?

Ah oui, mais avec quels moyens, quand vous nous dites qu'il n'y a plus les moyens de rien ?

Lorsqu'on a vingt ans on est incendiaire, après la quarantaine on devient pompier.

L'université a perdu les pédales ou ses pétales, ce qui la faisait fleur de la connaissance ; il ne nous reste plus qu'à « pédaler » dans les pétales séchés des connaissances amassées, à nous perdre encore davantage dans nos propres pas perdus de cette salle d'attente des occasions perdues.

On y a fait les cent pas et on n'a pu rien y puiser : l'université est un fond sans puits, on y touche le fond avant même d'y engager le pied. Notre « mal de vivre » ? Et bien voilà : on s'est laissés renfermer dans le fond des tiroirs à thèses nous voilant la véritable toile de fond sans fond : « Sauve qui peut la vie », criait Godard. Mais ne nous inquiétons pas, le monde est toujours devant nous, car comme disait Renard : « sur un fond d'hostilité, tous les détails prennent du relief. »


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Apocalypse now
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APOCALYPSE NOW

1..........- Je me pose la question de l'utilité des études universitaires. Étudiants maintenant, que ferons-nous quand nous ne le serons plus ? Insertion professionnelle ? Un étudiant égale une place de travail ? Chômage ? Intermittents du spectacle, ça s'apprend comment ? Le panorama actuel ne nous donne pas beaucoup d'espoirs, et de toute façon les professeurs eux-mêmes ne cachent plus leur désenchantement.

2.......... - Vous avez un DEUG ? Mais c'est dégueulasse, le DEUG, un bout de papier qui ne sert à rien, mes chers enfants... Vous trouvez que c'est affreux ce que je dis ? Mais c'est comme ça. Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse ? Le DEUG et la licence c'est le noyau mou de l'université. L'université est un échec, une tromperie. Que seulement 10 % des étudiants s'insèrent dans la vie professionnelle, c'est comme ça... Vous me demandez ce que font les autres ? Ils sont en attente de travail ou au chômage. Bien sûr, quelques-uns peuvent devenir employés de banque, s'il reste encore des banques ! Eh oui, bien sûr, c'est affreux, je sais, je sais...

3..........- (met le doigt sur la plaie. Il sort un livre de son sac, il lit avec fougue ces quelques lignes de Souvenirs de Pologne de Gombrowicz) : « Le jour où l'on révélera enfin toute la vérité sur l'école - un jour encore très lointain - l'humanité devra faire face à une mystification gigantesque, une imposture monstrueuse. On découvrira alors que les maîtres radotent et que les élèves n'écoutent pas ; qu'ils ne font rien ; qu'ils trichent et que les maîtres se laissent berner ; et que trois trimestres de l'école actuelle pourraient très bien être condensés en trente heures de travail intense. Sous sa forme actuelle, l'école est une excellente préparation... à la vie d'employé, cette vie de bureaucrate où l'on gaspille son temps et où l'on fait semblant de travailler. Cet enseignement ralenti, bavard et morne est le contraire de l'enseignement véritable - concis, intensif, électrisant. »

2.......... - J'ai compris, j'ai compris, certainement, c'est affreux je sais, mais c'est comme ça. Je vais vous dire - les professeurs, ce qui les intéresse ce sont les étudiants à partir de la maîtrise, les groupes de recherche. C'est pas marrant de donner des cours en DEUG, ça fait chier. Tous ces amphis bondés, ces bouches bées, ces stylos qui grattent et ces gratte-papier qui se grattent leur tête de papiers mâché d'idées mille fois remâchées, c'est chiant, vulgairement ça fait chier ! Mais qu'est-ce que je peux y faire ? Vous comprenez, je ne peux tout de même pas dire aux étudiants que l'université ne sert à rien !

4..........- La situation est bien pire ! Savez-vous que maintenant dans beaucoup d'universités les étudiants en maîtrise ne peuvent plus continuer leurs études ? Il y a une sélection terrible et les places sont réduites.

5..........- (se lève brutalement et déclame) : Pourquoi exposer nos corps lasses sur la scène des morts. N'exhibons pas ce que nous ne voulons pas être. On quête, on cherche, on ne sait pas, on ne sait rien. La scène des cadavres est le seul refuge d'une vie qui ne nous appartient pas : n'y sacrifions pas nos vies pour faire plaisir aux chers disparus. Sur la scène des trépassés, certains aiment aller savourer la mort avant même d'avoir appris à respirer ; n'allons pas, au nom de la nostalgie, nous laisser crever sur les scènes où les spectres de ce que nous aurions pu être nous hanteront à jamais. Cessons de nous traîner sur les scènes des trépassés, des décédés, des morts, des défunts, des cadavres. Nous n'aurons pas peur de la mort si nous la rencontrons au bout de l'élan de la vie, mais refusons de mourir avec le renoncement de vivre, car c'est le plus effroyable des suicides.

1..........- Oui, oui, la poésie, c'est bien, mais revenons à nos moutons universitaires. « Le DEUG est un bout de papier qui ne sert à rien », pas la peine de se passer le mot, tout le monde en est conscient ! Mais, que pouvons-nous faire d'autre que nous remettre à gratter le mille et unième carnet de notes en espérant que le mythique bagage culturel puisse en dernière instance assurer notre survie ?

6..........- (avec un air papelard) : L'espoir d'une survie vaut assurément mieux que la précarité d'une vie incertaine !

5.......... - Comme disait un philosophe dont j'ai oublié le nom, « mieux vaut être un homme malheureux qu'un porc heureux ! »

1..........- (renchérit) : Révoltons-nous contre « le néant rassurant » ! N'est-il pas justement le cheval de bataille de ceux qui nous imposent par là de brader notre jeunesse ? Mais comment ne pas penser au moment où l'on se verra obligés d'abandonner la salle d'attente pour choisir son chemin, si toutefois on nous en laisse le choix ? Ça carbure sec, dans la tête : il y a ceux qui veulent se brancher plutôt sur « le débrouillardisme », et ceux qui veulent en tâter « du copinage professionnalisant », ou d'autres encore, qui se résignent à pencher du côté de ceux qui voudront bien « les pistonner » pour qu'on leur laisse quelques miettes du partage des échecs. Il me semble qu'il est temps de mettre une fin à tout cela.

3..........- (complètement exalté, cite à nouveau Gombrowicz) : « L'enseignement est un appareil terriblement lourd et maladroit, envahi d'hommes-fossiles et d'idées-fossiles, et dans lequel le malheureux gosse - victime de l'éducation - n'est à vrai dire que la cinquième roue du carrosse : l'essentiel étant de fournir du boulot à ces milliers de bureaucrates que sont les maîtres. L'école doit en outre continuer à éduquer les jeunes « dans l'esprit national » ce qui implique une déformation complète de perspective sur toute la culture mondiale. Les batailles locales prennent les proportions d'événements historiques tandis que les faits vraiment importants sont pratiquement passés sous silence. »

1..........- Mais alors, un DEUG à la main, bac +2, +4, quelle suite pouvons-nous donner à nos études, aujourd'hui, pour ne pas nous retrouver dans une logique du pire, demain ? Non, nous ne voulons pas pleurer demain de n'avoir su affermir nos espoirs aujourd'hui, faute de n'avoir su faire de l'université un lieu à la hauteur de nos ambitions.

6..........- Ouais, dis-nous, quelles sont donc tes ambitions, petit ambitieux ?

1..........- La réponse est là. Dans ce qui nous est donné à vivre ou plutôt dans tout ce qui nous empêche de vivre, dans les contextes existants, dans nos exigences.

3..........- Le contexte y perd sans conteste - j'utilise ici le mot dans le sens de contestation. - Pourquoi nous enseigne-t-on que des textes sans contexte ? On nous fait pourtant plein de tests ! Qu'en reste-t-il ? Une tête sans contexte qui a perdu « son conteste » au nom d'un texte de lois qui ne s'affichent jamais, mais qui savent très bien sévir lorsque ça conteste trop !

1..........- Nous ne voulons pas suivre des études qui ne préparent qu'à un monde en train de mourir. Exigeons qu'elles nous donnent d'abord les moyens d'avoir prise sur le réel. Faisons en sorte qu'elles nous permettent d'être en phase avec notre époque. Les années 90 ne sont pas les années 50, 60, 70, 80. Nous allons vers le troisième millénaire, ne l'oublions pas. « Décalez-vous de la réalité et elle vous frappera de plein fouet » dit un proverbe Zen.

4..........- À ce propos, j'aimerais juste vous lire une petite documentation, vous en ferez ce que vous voulez. C'est une Loi d'Orientation sur l'Éducation, extraite du Journal Officiel de la République Française : « Les écoles, les collèges, les lycées et les établissements d'enseignement supérieur sont chargés de transmettre et de faire acquérir connaissances et méthodes de travail. (...) Ils dispensent une formation adaptée dans ses contenus et ses méthodes aux évolutions économiques, technologiques, sociales et culturelles du pays et de son environnement européen et international. »

1..........- Comment agir dans un monde de plus en plus secoué par des bouleversements et des crises si l'université ne peut nous y préparer ?

6..........- (rétorque) : Si vous n'êtes pas satisfaits vous n'avez qu'à aller voir ailleurs.

1..........- Tu n'as appris qu'à déplacer les problèmes, c'est pourquoi tu ne bougeras jamais. Mais ne pas bouger dans un monde qui bouge, c'est ce qui s'appelle : se planter. Dans les faits, l'alternative qui s'appuie sur la résignation est : soit, on renonce à apprendre, ce qui signifie, nous le savons bien, signer son acte de décès ; soit, on continue tranquillement ses études, ce qui dans l'état actuel des choses veut encore dire : signer son acte de décès. Deux façons de mourir, pareillement.

4..........- Hard-dead or soft-dead ? That is the question.

1..........- En l'occurrence, mieux vivre que laisser passer, et pour vivre, aujourd'hui, il ne suffit pas seulement d'apprendre, il nous faut nous trouver l'enseignement qui puisse nous former, au mieux. Que faire si ce n'est l'inventer, cet enseignement.

5..........- C'est une utopie...

1..........- C'est une utopie ? O.K. Mais que faire s'il ne nous reste que l'utopie ? En fin de compte l'histoire des hommes n'est que l'histoire des utopies qui se sont réalisées. Ayons confiance, je veux dire faisons-nous confiance. Puisque notre avenir est lié à l'université, faisons en sorte qu'elle nous offre des débouchés.


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Interlude ou pour comprendre l'apocalypse
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INTERLUDE
ou
POUR COMPRENDRE L'APOCALYPSE

(« Les soldats U.S. au Viêt-nam ont appris que l'effroyable gâchis qu'ils ont vécu, c'était ça l'apocalypse, qu'à la sortie du film de Coppola. » Un vétéran de la guerre du Viêt-nam, quelques années après.)

Il faut faire le point pour empêcher que le point se fasse tout seul. Je veux le faire mien pour qu'il ne tourne pas autour de moi comme une bête sauvage. Je dois dompter ce que je cherche, être attentive à ce que je trouve, lui donner une dynamique ; il me faut travailler la forme. Je n'ai somme toute d'autre choix que de m'arracher aux points de repères du déjà là, toujours prêts à me figer en un point mort. Je refuse d'arrimer mon mouvement à des points d'attache, quitte à avoir un point de côté. Point à la ligne.

Comment se fait-il que l'enseignement universitaire érige une barrière entre apprendre et agir, entre connaissance et réalité ? Que faire face au décalage que nous vivons, face à des études qui sont coupées du monde et de ses multiples réalités ?

Les discours universitaires n'ont aucune emprise sur le réel, ils s'imposent d'emblée, au-delà des individus censés les appréhender et au-delà du contexte que ces individus vont tôt ou tard devoir affronter. Par défaut, on pourrait définir l'université comme le lieu de l'apprentissage en différé de connaissances en retard de trente, quarante années sur l'actualité. Regard en arrière qui nous désynchronise avec le présent, faisant de nous des inadaptés. Ce qui a déjà eu lieu a eu lieu, et même a déjà été passé et repassé à la passoire, on en étudie les cendres, tandis que ce qui est à faire est passé sous silence.

Le savoir est fixé et immobilisé, épinglé par des questions qui ne le rattachent nullement au réel, il fait masse, il s'entasse. On aura au moins la chance de boire une tasse à sa santé, si l'on obtient son diplôme ! Au moins, voilà une satisfaction et puis une consolation : il vaut mieux être un diplômé au chômage qu'un chômeur non diplômé. Tout de même !

On étudie la littérature, l'histoire, le cinéma, la philosophie et autres, sans savoir quel projet ces disciplines peuvent bien nourrir. Nous n'existons pas, nous sommes parlés.

L'université devrait être le lieu d'un savoir en mouvement, producteur de connaissances. Mouvement qui enlèverait à la transmission du savoir sa stérilité récitative, lui donnant un tout autre rôle à jouer : celui de nous engager dans une dynamique nous ouvrant des champs d'action.

On ne cesse partout de répéter que le monde a changé, il ne s'agit donc plus aujourd'hui de changer le monde, mais de se positionner par rapport à ses changements. Pour cela, il nous faut connaître comment les contextes ont changé et agir sur les terrains de la complexité.

L'étude d'une discipline devrait se faire, alors, en vue des continuelles applications qu'elle implique, en vue des productions qu'elle peut générer dans l'ici et maintenant. Apprendre à la modifier, à la questionner, à relativiser ses données, à déplacer ses frontières, c'est ça qui ne fait que redéfinir et donner consistance à la discipline elle-même.

C'est à travers la pratique qu'une discipline devient utile, se transforme en action. Sans pratique tout enseignement reste lettre morte. Il mène à la stagnation. Il est malheureux que l'université ne participe pas à ce mouvement. Apprendre des choses mortes c'est apprendre à se métamorphoser en homme-fossile, dit monsieur de La Palicc. L'aliénation commence là où l'on se coupe de ses possibles, donc de sa vie.


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La genèse

LA GENESE

5..........- Je vais vous dire un poème. Non, plutôt un chant :

Tout glisse lentement vers un monde à inventer.
Dans le silence n'abandonnons pas nos rêves.
La transition déchire nos repères, nos repères si écrasants qu'ils nous coupent le souffle.
Pourquoi vivre, donc ?
Nous ne pouvons devenir que ce que nous ne sommes pas.
Toute action, aussi petite soit-elle peut nous emmener au-delà de ce que nous savons déjà.

Qui nous a appris à dissimuler nos désirs, à nous masquer l'avenir, à reconnaître le vrai pour en faire du faux, en échange du dérisoire confort de bien savourer ce qui ne fait que nous traverser ? Être stable, étranger à soi-même, parlé par un tiers, figé dans un cadre donné, parcouru par ceci et par cela, par défaut, trompée car je me trompe à mes propres yeux, timide, par crainte ou par servitude, petite femme, petit homme, modestes par ambitions ridicules et démission. Certes, il me reste tout de même un minimum de sens critique, oui !, cette conviction instigatrice et funeste à la fois, qui nous masque le sens des possibles, échangeant les frémissements de l'être quand il vise son devenir contre la marchandise d'un bien-être garanti. Homme heureux, malgré lui, malgré tout ! « La nave va », le temps passe. « Tout baigne ! » que reste-t-il de notre désir de faire de notre vie un chef-d'œuvre, je vous le demande ?

“L'Énigme de l'Oracle : Si tu n'espères pas tu ne trouveras pas l'inespéré qui est inexplorable et dans l'impossible”. Héraclite D'Éphèse.

Il cherche...

Ce qui veut dire qu'il a l'espoir de trouver. Trouver quoi ?

Il se dit :

Ce que l'on rencontre - trouve - invente dans le premier temps de sa recherche est inexprimable.

Le terme inexprimable indique que les moyens d'exprimer ce que l'on découvre (ou rencontre) n'existent pas. Il faut les trouver pour voir ce que l'on découvre.

Trouver, en l'occurrence, c'est inventer, se doter des moyens pour voir, pour dire sa trouvaille.

La création est réussie si l'on trouve les bons moyens pour l'exprimer.

Quant au terme impossible, il a déjà été répondu : “L'impossible, et pourtant”.

La création est une démarche continue. La création ne peut être qu'une longue chaîne de créateurs ; une activité qui n'a pour but que de rendre créateur celui à qui on s'adresse.

1..........- Si nous voulons faire de l'université notre terrain d'expression, alors parlons ici et maintenant de l'acte de création, parce que c'est bien de cela dont il s'agit. Tu as dit : comment faire de notre vie un chef-d'œuvre ? Oui, c'est bien là la question : comment faire alors que l'université ne nous apprend à être que des hors-d'œuvre, des hors de tout et même de nous-mêmes ? Hors d'œuvres, en attente, en attente d'un devenir jamais actualisé. Comme si, il allait nous être donné de faire quelque chose, après coup, à condition que l'on ait bien emmagasiné les modèles de nos aînés. Devant l'énorme masse des connaissances on ne peut que se sentir des petits cons, des ignorants. On s'est laissés leurrer, comme si on nous disait qu'il fallait lire tous les livres d'une bibliothèque avant de pouvoir faire quelque chose, comme si on nous imposait d'avoir assimilé toute une discipline avant de pouvoir agir. Hélas, comme on ne pourra jamais tout connaître, on est condamnés à ne pas agir. On se laisse par là réduire à l'impuissance, on se condamne à l'impossibilité de vivre, de créer et d'inventer sa vie au présent. On se résigne par défaut à ne pas être « ceux qui pourront », ceux qui ont une vie devant eux. On se laisse aller à penser avec tous les accablés du sort : évidemment pas nous, parce que c'est pas possible pour nous. « Nous ne sommes pas les damnés de la terre », juste des attardés pour qui c'est toujours trop tard, l'explication étant : « il n'est pas donné à tout le monde de créer ».

3..........- (complètement excité) : C'est ça, posons le problème de la création à l'université, comme un problème de vie et de mort. Combattons pour le droit à des espaces et des lieux où l'expression créatrice donnerait sens à la vie. Rejetons les vieilles conceptions qui font de l'acte de création une occasion d'admiration. Rejetons l'idée de la création qui ne donne pas vie aux actes quotidiens : conception vieillotte qui régit, bloque tout apprentissage et nos rapports au savoir. Posons le problème de la création dans un espace où « ça crée ». Balayons le concept de l'art au-dessus de la vie, privilège de l'Artiste grand A et compagnie. La création n'a pas pour but l'illumination de certains privilégiés. L'artiste sans A majuscule, celui dont parle Brecht par exemple, ne se voue pas au bonheur des uns en ignorant le malheur des autres. L'artiste, le créateur invente, il invente pour nous parler, pour que l'on « se » parle mieux. « Voir, mais ne pas toucher ! », ne peut être un objectif de l'art. Quant à l'étudier, laissons ce soin aux théoriciens, aux critiques, aux historiens, aux professeurs qui savent si bien nous en dégoûter. À moins qu'eux aussi épousent la cause de l'art, d'une nouvelle façon de concevoir la création.

1.......... - (surenchérit) : La contemplation ne nous motive plus, on s'emmerde trop à regarder le génie battre l'estrade. Moi, je n'en veux plus des professeurs fossiles. Je n'en peux plus d'écouter des discours qui ne m'impliquent jamais. Vraiment, je veux apprendre à agir, à créer, tout seul, enfin avec toi et quelques autres, pourquoi pas ? Pourquoi s'écraser devant la voix imposante du savoir des maîtres ? Il n'y a de maître que celui qui justement éveille le maître en l'autre, et non l'assomme. Celui qui nous éveille et nous donne l'occasion de la découverte, la vraie, la seule richesse de la vie. Assez des professeurs interprètes, nous voulons des professeurs acteurs qui nous apprennent à devenir acteurs à notre tour, il y va de notre vie, vous me comprenez (Ils comprennent plus ou moins. Reste à voir qui bougera, ou qui se couchera en attendant des temps meilleurs).

LA QUESTION DE SAVOIR S'IL Y A UN DIEU

Quelqu'un demandait à Monsieur K. s'il y avait un dieu. Monsieur K. dit : “Je te conseille de réfléchir à ceci : ton comportement changera-t-il selon la réponse à cette question ? S'il ne doit pas changer, laissons la question de côté. S'il doit changer, je peux du moins t'aider encore en te disant que tu t'es déjà prononcé : tu as besoin d'un dieu.” (Bertolt Brecht)

2..........- Oui, je suis bien d'accord, mais moi, personne ne m'a jamais appris cela ! Je sais que la situation est terrible, mais comment faire autrement ? Je ne puis enseigner aux étudiants que ce que j'ai appris. Comment faire ? Vous savez, je n'aime pas le ton que j'adopte dans mes cours, il me déplaît. Il ne m'appartient pas, j'en conviens. J'ai autre chose à dire... Je ne sais pas comment le dire... (il se tait un instant) Vous avez parlé de Brecht, je voudrais vous rappeler cette phrase : « La littérature doit acquérir un caractère scientifique, au moins dans la mesure où seraient assurées la continuité de la production et la disponibilité des méthodes. » (il ajoute) : Faudrait méditer cela...

4..........- Puisqu'on en est aux citations, et Brecht, j'aimerais bien rappeler ce passage d'un texte qu'il a écrit à propos du « réalisme » : « En ce temps de choix décisifs, l'art aussi doit choisir. Il peut se faire l'instrument de quelques-uns, qui jouent auprès du grand nombre le rôle des dieux et au destin, et exigant une foi dont la qualité première soit d'être aveugle ; ou il peut se ranger aux cotés du grand nombre, et remettre son destin entre ses propres mains. Il peut livrer les hommes aux ivresses, aux illusions et aux miracles, et il peut livrer le monde aux hommes. Il peut accroître l'ignorance, et il peut accroître le savoir. Il peut en appeler aux puissances qui font leurs preuves dans la destruction, et à celles qui font leurs preuves dans l'aide apportée aux hommes. » (Brecht Sur le réalisme)

5..........- Suivons la création à la trace dans son « ici et maintenant ». Étudions son surgissement. Découvrons ce qui fait vie, mouvement dans l'art, ce qui fait bouger et ne recourrons pas de commentaires doctes l'élan de liberté que représente, en premier lieu, le geste artistique.

1..........- Exacte, la création n'admet pas la consommation. Elle la condamne irrémédiablement. Que l'université fasse le contraire n'est pas en son honneur. Elle ferait mieux de se demander : comment créer des procédures qui permettent aux professeurs et étudiants mêlés d'être au centre de la production des connaissances ? Comment ne pas attendre d'avoir accumulé tout le savoir, mais partir de questions et recherches génératrices d'une dynamique ?

5..........- Hélas ! on a jamais envisagé la création de cette façon. Elle a toujours été considérée comme un objet externe, objet de spéculations, de contemplation, sorte d'objet mystérieux, sacré. Seul le créateur en détiendrait la clef et encore, sa trouvaille ne peut s'expliquer qu'à travers l'exercice de son génie. Oui, la création est bien un objet inaccessible...

3..........- Crions très haut : la création n'est pas un objet inatteignable. Exprimer ce que l'on découvre, c'est découvrir ce que l'on cherchait et trouver dans un même geste le pourquoi de cette recherche. C'est permettre à des critères nouveaux que l'œuvre manifeste, de sortir des normes imposées par l'époque. La création n'est pas une instance irrationnelle qu'il faudrait laisser immuable, c'est un puits de possible.

1..........- Oui, voilà bien ce que devrait être le rôle de l'université : nous apprendre à découvrir et à trouver en même temps les moyens de voir ce que l'on découvre. Que l'enseignement nous permette, à l'image de la création moteur de vie, de nouer un nouveau rapport au savoir, qui nous amène à créer nous-mêmes quelque chose !

5..........- Arrêt sur image, image sur image, dorénavant ce qui compte ce n'est plus ce qui est dans le cadre, dans l'espace qu'on visualise, dans ce qui nous est donné à voir et à appréhender, mais dans le hors-champ, l'usage qu'on en fait, l'activité qu'on génère, le contexte qu'on crée. Dorénavant nous déconstruirons les dispositifs, nous montrerons ce qui se passe dans les coulisses : déconstruction de l'image pour la liberté de son expression. Parcours multiple, éclatement de vie.

Federica Bertelli,
Étudiante à Paris 8


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