Les périphériques vous parlent N° 1
JANVIER/FÉVRIER 1994
p. 33-35

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 Cahier 

Entretien avec André de Peretti

On devrait penser à une société étudiante créatrice de son apprentissage et d'un certain nombre de savoir, communiqués avec l'aide des enseignants.

Les périphériques vous parlent : Dans le cadre de la crise à répétition qui caractérise notre époque, crise sociale, politique, des valeurs, il semble que le système éducatif a été et continue à être un champ particulièrement conflictuel où s'échouent les unes après les autres les tentatives de réforme. Pourriez-vous nous retracer, depuis dix ans, quelles ont été les querelles, les débats contradictoires qui ont le plus souvent alimenté la confusion des agents du système éducatif ?

André de Peretti : Ces querelles contradictoires, incessantes mettent en difficulté les tentatives de réforme, mais à terme, celles-ci finissent par aboutir. Il reste que toutes ces querelles ont un effet retardataire considérable et exaspérant.

La première de ces controverses est la querelle des anciens et des modernes ; il y a toujours le « Autrefois, c'était mieux. » ou « Le présent est mieux. », et quantité d'autres débats de cette nature qui bloquent les rénovations, les innovations et les pédagogies nouvelles. Il y a aussi, en particulier au plan de l'Université, une querelle plus profonde, l'opposition entre la réalité théorique et la réalité pratique. Culturellement, nous avons toujours eu tendance à privilégier l'abstrait, l'intellectuel au détriment du pratique. Ce qui est en soi une trahison de l'Encyclopédie. On le voit, par exemple, au niveau des réalités mêmes de l'Université : l'enseignant est considéré comme un intellectuel, un libéral, et non comme un professionnel. Il y a aussi la querelle de l'élitisme et de l'égalitarisme, Laurent Schwartz nous dit que la France est malade de son égalitarisme, ce qui est faux. Ce ne sont pas les élites qui ont été négligées ; au contraire, dans notre système tout est orienté sur Polytechnique et les Grandes Écoles, de plus il n'y a jamais eu autant d'élèves dans les écoles préparatoires, autant d'élèves qui font du latin, et autant de développement du côté scientifique. En réalité, le problème ce sont ces quatre-vingt-dix mille jeunes qui sortent sans rien et qui sont en difficulté. La question n'est pas l'égalitarisme mais l'identitarisme : on voudrait que tout le monde fasse la même chose de la même manière au même moment et celui qui ne le fait pas est alors exclu. Il est nécessaire d'adapter l'enseignement à la diversité des personnes ; autrement dit, l'égalité suppose la reconnaissance de la différence. Nous sommes bloqués, enlisés dans ce mythe identitaire qui rapporte chaque individu à une norme unique. Et nous le savons, depuis dix, vingt ans, le Ministère parle de pédagogie différenciée, mais tout ceci évolue très peu. Enfin, nous rencontrons la querelle sur le niveau des étudiants, chacun de proclamer, bien sûr, que le niveau baisse. Un certain nombre d'enseignants ou d'intellectuels vont se faire une réputation à bon compte en racontant que tout va mal, que nous assistons au déclin de l'enseignement, fin de l'Université. Ils n'hésitent pas à nourrir des descriptions apocalyptiques de notre système, embouchent les trompettes du désespoir ou de l'indignation ; bien entendu, nous avons d'importants travaux d'adaptation à entreprendre, mais il ne s'agit pas de vider le bébé avec l'eau du bain.

P.V.P. : On entend dire un peu partout, aujourd'hui, de la formation universitaire qu'elle est déphasée avec les nouvelles réalités du monde du travail. Qu'en pensez-vous ?

A. de P. : Il y a dans ces critiques une part importante de vérité, la formation universitaire est encore très hésitante. Il faut dire que l'Université a subi deux ou trois explosions quantitatives considérables. Nous passons, d'un million d'étudiants, il y a dix ans, a deux millions, aujourd'hui, c'est donc un doublement. C'est un phénomène difficile à maîtriser ; d'une part, les crédits de l'état suivent doucement, et d'autre part il faut assurer la formation des universitaires.

Si l'on peut dire qu'il y a déphasage, c'est que la tendance de la formation universitaire est beaucoup trop individualisante et individualiste, et non pas personnalisante ; c'est-à-dire, développement de la personne en contact avec les autres, ainsi qu'avec les réalités sociales et scientifiques. Les étudiants sont considérés comme une masse informe non organisée, ou insuffisamment organisée. On a tendance à considérer l'étudiant en terme de passivité, il n'a qu'à se débrouiller, il n'a qu'à suivre. En ceci, la formation universitaire est déphasée des réalités du monde moderne du travail où l'on demande des équipes de personnes solidaires, qui ont des responsabilités importantes qu'ils mènent d'un bout à l'autre. Il est évident qu'une formation universitaire à dominante sur-individualiste est hors-jeu en ce qui concerne le travail en commun. Durant le temps de la formation universitaire, la notion d'entraide indispensable à la réussite de tout projet, n'est pas suffisamment claire. Je mettrais donc le déphasage au compte de l'individualisme et du cloisonnement. Beaucoup trop se réfugient dans leur spécialité ; il faut de la spécialisation, sans doute, mais avec un maximum d'ouverture.

La formation universitaire devrait abandonner ce système de massification de l'enseignement qui produit des étudiants identiques, qui n'ont pas leur place dans un monde qui change, évolue et se transforme sans cesse. On devrait plutôt penser à une société étudiante créatrice de son apprentissage et d'un certain nombre de savoir, communiqués avec l'aide des enseignants : les enseignants devraient être les moteurs, or ils sont, encore trop souvent, des orateurs.

P.V.P. : Lorsque l'on évoque l'adaptation des universités aux besoins des entreprises, on se réfère encore à l'affrontement de deux idéologies, la première réaffirmant la vocation laïque, publique de l'Université, la seconde affirmant la nécessité d'une Université au service de l'entreprise avec la sélection impitoyable conséquente. Idéologies caricaturées par le slogan en vogue : « fac d'élite » ou « fac poubelle ». Mais la mutation de la société globale qui concerne tout aussi bien les structures d'enseignement que l'évolution des modes de production ne pose-t-elle pas l'ouverture de l'Université à l'entreprise à partir de ces questions préalables : avant de penser la révision des contenus et méthodes de formation, en vue de les ajuster aux réalités du monde de la production, ne faut-il pas se demander ce qu'est aujourd'hui l'entreprise ? Continue-t-elle à demeurer la propriété d'une poignée de décideurs prêts à sacrifier au profit immédiat les hommes qui la composent ? Ou devient-elle un lieu qui lie la production des richesses au développement optimal des ressources humaines ?

A. de P. : La référence que vous faites aux besoins des entreprises est une question intéressante, dans la mesure où la notion de besoin est beaucoup plus complexe qu'on ne peut l'imaginer, les besoins peuvent être très différents selon le point de vue qu'on adopte.

Bien évidemment, il ne peut y avoir de soumission de l'un à l'autre, de l'Université à l'entreprise, de l'entreprise à l'Université. C'est un lien extraordinairement réversible, multiple, déterminé à la fois par l'immédiat et l'avenir. Il s'agit de rendre plus compatible l'enseignement universitaire et la vie universitaire aux transformations dont nous ne voyons que le commencement, mais qui seront considérables. Nous vivons une mutation d'âge, un sociologue écrit que nous sommes passés de l'ère quaternaire à l'ère quinternaire. Je symbolise ce changement d'une autre manière, symbolique qui se rapporte à la nature des relations entre un décideur et l'ensemble des autres personnes d'une entreprise. Nous passons d'une époque dominée par les modèles des empires des mers, ce que Fernand Braudel a appelé « l'ère thalassocratique », à une époque « aérocratique ». Les États qui possédaient une marine, dominaient le monde ; les empires coloniaux étaient d'abord des puissances maritimes. L'expansion du 19ème siècle a vu les usages maritimes s'inclure, consciemment ou inconsciemment, dans le fonctionnement de l'organisation sociale. C'est-à-dire, un seul maître à bord, ses décisions sont immédiatement exécutées par une foule d'interprètes, il n'y a pas de communication réciproque. Le maniement de la lunette, du porte-voix, du sextant est réservé, par conséquent c'est une direction sans retour possible, sans feed-back. Ce modèle s'est déplacé dans le système taylorien, la division entre ceux qui savent et décident, et entre ceux qui exécutent, nombreux, séparés et surveillés. C'est le rêve panoptique de Bentham : une surveillance constante de chacun, par la vue, le sens de l'ouïe étant délaissé, l'oreille ne sert qu'à entendre l'ordre et non à écouter. Ce modèle a construit la fin du 19ème siècle et très largement le 20ème siècle, et c'est ce modèle qui demeure dominant, avec les résultats qu'on lui connaît.

Les entreprises japonaises, au contraire, sont attentives à ce que l'avis de chacun soit connu avant que les décisions soient prises au sommet, ce qui est plus performant ; d'autant plus que ce comportement correspond au phénomène de l'inversion des situations qui s'est produit au moment où Graham Bell a inventé le téléphone, assurant la réciprocité de la communication. Ensuite, la découverte de la radio avec Branly et Marconi assure la transmission quasi-immédiate des messages par les ondes,... pour en arriver à l'expansion fantastique de l'informatique telle que nous la connaissons. Nous sommes donc entrés dans une ère « aérocratique », basée sur la maîtrise des télécommunications aériennes, stimulant et soutenant les usages croissants de l'écoute réciproque et des échanges toujours plus immédiats. L'expansion, la diffusion dans la vie quotidienne des nouvelles technologies, qui rendent l'interaction possible en communication, demandent donc la mise en place d'un modèle « aérocratique » : un modèle plus vivant, plus souple, plus personnalisé et non un modèle individualiste, séparatif, cloisonné. Dans ces conditions, l'entreprise, encore trop thalassocratique, doit évoluer, mais avec l'Université. Il doit y avoir interaction des deux, en ce qui concerne l'évolution vers un enseignement qui prépare à ce travail en commun, à cette écoute, à cette communication. L'enseignement doit devenir interactif, il faut qu'il y ait des tâches, des travaux communs de recherche. Il doit y avoir une considération réciproque de l'enseignant et de l'étudiant : que l'enseignant ne soit pas réputé tout savoir ou l'étudiant tout ignorer. L'institution scolaire doit évoluer, mais elle ne peut pas prendre comme référence le modèle de l'entreprise thalassocratique, elle doit inventer les nouvelles formes d'enseignement et d'organisation du 21ème siècle. Il faut développer une organisation qui permette la création collective, qui accroisse le phénomène de communication. Chacun doit apprendre pour soi avec les autres, et pour les autres. Il faut permettre aux étudiants de se construire une méthode personnelle, originale en liaison avec celles des autres ; encore une fois, c'est la compatibilité qui est à développer et non l'identité. Nous sommes entrés dans des sociétés à modèle d'équilibre, où l'aspect interactif l'emporte. La richesse se trouve dans l'homme, dans les échanges, dans les travaux réciproques, dans les possibilités de coopération, dans la diversité, dans la mise en interaction des différences.

P.V.P. : Aujourd'hui, l'évolution des techniques et des savoir est beaucoup plus rapide que la capacité de l'homme à se former. En conséquence, l'Université ne devrait-elle, indépendamment de la transformation des contenus pédagogiques, promouvoir chez les individus une aptitude à affronter ces changements rapides ?

A. de P. : Les établissements d'enseignement doivent être des systèmes qui développent des capacités d'évolution, des aptitudes à affronter les changements rapides, comme vous le dites. En effet, le monde change beaucoup et rapidement : un confrère américain dit qu'il y a choc du futur. Il suffit de constater les délocalisations et l'ensemble des changements extrêmement rapides, indépendamment des changements technologiques. Warren Benis, compagnon de Kurt Lewin dans la création de la dynamique de groupe, disait que nous sommes entrés dans l'époque de la succession accélérée des systèmes sociaux temporaires. Il faut le vivre, ce qui suppose des enseignants qui ne soient pas ritualisés, rigides, compassés ; ce qui suppose des structures de travail autres que celles des cours en amphithéâtre, ou des travaux dirigés. Les chefs d'entreprise nous demandent, et ils ont raison, de préparer des individus qui s'adaptent aux changements incessants. Mais, cette souplesse évolutive, cette rapidité n'est pas constituée chez les jeunes, ils sont très « popotes », conditionnés par les manières de travailler, et les routines qui s'établissent. Pour vivre cette époque de changements accélérés, il faut de l'activité, du dynamisme, de la joie d'être, d'apprendre, d'enseigner...

P.V.P. : Quelles réformes des structures d'enseignement pensez-vous qu'il faudrait engager ?

A. de P. : C'est une vaste question, il est certain qu'il y a des rigidités, des manques de souplesse, des lourdeurs de nos systèmes qui entravent les adaptations nécessaires. Le monde universitaire prétend observer le monde extérieur, sans s'observer lui-même. Il serait bon d'avoir un observatoire de l'évolution, des besoins de l'Université. Il assurerait des relations avec le monde extérieur, avec les entreprises, des chercheurs. Des échanges, des études comparatives avec des universités étrangères sont indispensables. Il faut engager dans ce travail les présidents d'université, les directeurs d'UFR, les organisations qui sont au service des étudiants. C'est une activité qui doit être menée aussi bien par des étudiants, que par des enseignants et des intervenants extérieurs. Il y a certainement beaucoup à trouver, à deviner, à créer, beaucoup plus, sans doute, que l'on ne peut imaginer.

P.V.P. : Votre optimisme, votre confiance, face à la vie, étonnent, mais la possibilité d'un dénouement tragique de la crise ne nous menace-t-elle pas ?

A. de P. : Sans aucun doute, je vois certains risques. Mon optimisme tient aux progressions importantes que l'on connaît. Mais, je suis évidemment inquiet quant aux lenteurs que connaît la réorganisation du monde de l'emploi, du monde de l'enseignement, de la solidarité ; mon optimisme est méthodologique. Il faut être optimiste tout en étant vigilant, et lucide.

Extraits d'un entretien réalisé par
Jérémie Piolat et Christopher Yggdre


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 21 avril 03 par TMTM
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