Les périphériques vous parlent N° 2
AUTOMNE 1994
p. 13-16
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Les contextes de la crise
vers Le système Taylor
vers Mutation industrielle

Détail : Andromeda de Vasari

3. La crise
ou la longue agonie du taylorisme

De quelle nature est la longue crise que nous traversons ?
Elle exprime un changement de phase. Avec la révolution technologique, nous sommes peu à peu entrés dans une nouvelle phase. Les mutations industrielles amènent à une sortie du taylorisme. Mais les mentalités ne suivent pas. Il en découle une crise sociale, de culture, de civilisation.

La longue crise que nous vivons traduit, à notre sens, un changement de phase. Tous les problèmes ne peuvent être saisis que si on les situe dans le contexte des changements qui s'imposent aujourd'hui. Nous essaierons de voir de quelle nature sont ces changements.

Des antagonismes, qui ont perdu toute raison d'être, continuent à nourrir des conflits innombrables et à alimenter des désaccords au nom de principes qui ne traduisent plus aucune réalité. Des hommes, des groupes, des partis s'obstinent à se dresser les uns contre les autres, s'appuyant sur des idées mille fois discréditées. Des idées qui ont pour seule justification d'avoir existé. Des haines sans objet se ressassent à tout bout de déclaration : les mêmes objectifs ne cessent d'être proposés alors que tous les savent dépassés. Des projets qui visent à peine l'horizon du lendemain continuent à exalter un retour aux valeurs du passé.

Partout, des zones de turbulences concernant tous les plans de la vie, perturbent le fragile équilibre mondial. Les désordres rongent de l'intérieur les sociétés qui semblaient les moins vulnérables. Des rivalités de toutes sortes ébranlent les couches sociales, dressant au gré des circonstances les uns contre les autres - la défense des intérêts des uns se heurtant souvent à l'intérêt de la majorité. Minorités et majorités, d'ailleurs, se font et se défont au fil des circonstances. Les projets sont à court terme, de l'ordre de la survie. La valeur travail se mesure à la seule valeur argent. Les lobbies se constituent pour obtenir par la force et le chantage ce que la conjoncture leur refuse. Chacun joue sa partie contre l'autre, contre tous. Le règne des petits malins installe partout son climat « maffieux ».

Tout prête à penser que cette crise exprime un changement de phase. Beaucoup, cependant, continuent à penser que l'époque actuelle est un mauvais moment à passer. La relance va venir, et avec elle, une nouvelle prospérité qui régénérera « les bonnes vieilles valeurs » qui ont fait les « trente glorieuses » de l'après-guerre.

Cet optimisme ne repose sur aucune réalité. Nous vivons ce paradoxe : un monde en pleine transformation et l'homme qui le transforme incapable d'assumer pour lui-même les conséquences de cette transformation. Les mentalités ne suivent pas, répète-t-on.

Les transformations industrielles qui bouleversent le monde depuis plus de deux décennies, ont commencé avec la mise en place des nouvelles technologies, c'est-à-dire d'un type de machine qui appelait à un changement complet des modes de production. Dans le plein sens du mot nous vivons une « mutation industrielle » qui implique progressivement une nouvelle culture.

Qu'en est-il de cette révolution qui a commencé par bouleverser le monde du travail et qui atteint aujourd'hui, le champ social ? Avant de répondre à cette question, examinons au plan historique, le développement de la deuxième période industrielle.


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Le système Taylor
vers Mutation industrielle

Le système Taylor

Le monde industriel moderne né au 18ème siècle a pris véritablement son essor avec la machine-vapeur et la machine-outil. Puis, il y a un peu plus d'un siècle, il a commencé sa vertigineuse ascension avec le système Taylor rationalisant le travail en fonction des techniques liées à ce type de machine. Certains auteurs appellent cette phase de l'évolution industrielle : la deuxième période industrielle.

La méthode Taylor a non seulement été un système d'organisation du travail très performant pour développer la production industrielle d'alors, mais elle a surtout représenté un moyen redoutable de contrôle du temps d'exécution du travail ouvrier permettant une productivité considérable. Depuis sa naissance jusqu'à nos jours, elle n'a pas cessé de se perfectionner, de se corriger, d'apparaître comme la meilleure organisation du travail possible pour assurer le maximum de productivité de l'entreprise.

Ce développement, qui a apporté un mieux-être, ne s'est pas fait sans que l'homme ait eu à payer à la machine et à l'organisation un salaire de sang et de douleur dont l'histoire ouvrière témoigne largement. Avec le temps, ce prix payé a tout simplement débouché sur l'aliénation profonde du travailleur. Il y a eu bien sûr les privilégiés, ceux qui en ont profité ; il y a eu les luttes de classes, les luttes sociales, les révoltes innombrables.

Pour bien fonctionner, l'organisation taylorienne exige des hommes d'exécution. La personnalité - (qui s'épanouit seulement à partir du développement des qualités spécifiques de chaque individu, nous le verrons) - constitue le pire des dangers, un frein au progrès de l'entreprise. À la suite, la formation des jeunes peu scolarisés ne consistera qu'à adapter ou, pire encore, à « neutraliser » les élèves dans des espaces-attente, en espérant qu'ils trouvent un métier. N'importe quel métier qu'ils apprendront la plupart du temps sur le tas. La majorité des lycéens et des étudiants n'est guère mieux lotie. Dans l'espace du travail sans cesse réaménagé par les bureaux de gestion, chacun se doit d'être à son poste, à sa place, un exécutant discipliné. Dans cet espace de travail, l'organisation précède l'homme : l'organisation de l'usine, des bureaux, de la formation (école, université, centre d'apprentissage). Au système éducatif de conforter chez les jeunes un état d'esprit propice à l'accomplissement des tâches d'exécution selon les normes souhaitées par l'organisation du travail. D'où ces exigences morales majeures qui en découlent : favoriser dès l'école la subordination hiérarchique, la discipline acceptée, la docilité, la résignation.

Cette discipline quasi militaire à laquelle le travailleur en occident accepta de se soumettre, l'organisation très hiérarchisée et bureaucratique du travail, assurèrent l'essor de la production de masse, puis « le fordisme » [ voir note ] s'imposant, la consommation de masse s'envola.

Tout le long du siècle, surtout après la deuxième guerre mondiale, une culture s'est forgée, générée par le modèle taylorien : « Par la place qu'il occupe dans la société le travail contraint les groupes sociaux à se définir par rapport à lui. »
(Françoise PIOTET, AUTREMENT N° 3, automne 1975)

On peut vraiment dire que les modes de travailler ont façonné toutes les couches sociales. À travers la structuration du travail, la société du vingtième siècle s'est édifiée.

Ouvriers modèles et employés modelés par les dures contraintes qu'imposait la méthode de Taylor, trouvèrent sur le marché une abondance de produits qui parvenaient à les satisfaire. Les revendications se bornèrent de plus en plus à des exigences concernant les conditions de vie : c'est-à-dire la satisfaction des besoins liés à la consommation de masse. La société de consommation s'installa partout dans les pays développés. Un identique comportement de consommateur va niveler peu à peu toutes les classes sociales. Les modes de vie s'en trouvèrent bouleversés. Les critères de consommation - consommation du même type de produits partout, au même moment et de la même manière, produits matériels ou culturels consommés sur un mode identique - donnèrent graduellement consistance à une classe : « la middle class ».


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Mutation industrielle

Mutation industrielle

Aujourd'hui, la place de chacun dans l'organisation du travail qui le rangeait hier encore dans une classe sociale - bourgeoisie, prolétariat, ou qui lui donnait sa place dans les rapports patron/employé, capitaliste/exploité - est de moins en moins apte à indiquer la position de classe de l'individu dans le champ social.

Dès les années 70, avec la mise en place progressive des nouvelles technologies, l'organisation taylorienne du travail se trouve remise en cause. La deuxième période industrielle prend fin. Une nouvelle phase s'avance. C'est que les machines nées de l'électronique requièrent des utilisateurs d'être de plein droit des concepteurs, des réalisateurs, des responsables, et ceci dans le cadre d'un projet qu'on leur demande de considérer comme le leur. Plus encore, il leur est suggéré de ne plus se fier à une organisation (la bureaucratie) planifiant autoritairement le travail, mais d'organiser leur travail au sein d'une équipe (team-work) à partir des problèmes concrets, spécifiques, complexes qui se posent à chaque étape de la production. C'est là toute une révolution, elle ne va plus cesser de bouleverser le cadre de production des sociétés avancées. Bien entendu, nous exposons là une tendance de l'évolution du monde industriel.

Dans bien des secteurs, encore nombreux, le taylorisme ou plutôt le néo-taylorisme continue à s'imposer. Il n'en reste pas moins évident que la méthode de Taylor n'a plus d'avenir. Une autre phase de l'évolution industrielle commence véritablement à bouleverser le monde. Mais, et c'est sans doute là tout le problème, les développements étant inégaux, les mentalités ont du mal à s'adapter. Deux phases s'interpénètrent : « la deuxième période industrielle » et « le monde post-industriel », comme l'appellent certains. Il y a là une sorte de fondu-enchaîné : l'organisation du travail taylorien continue dans un certain nombre de secteurs de production à assurer tant bien que mal, de plus en plus mal d'ailleurs, la compétitivité et la productivité, tandis que les entreprises utilisant les nouvelles technologies s'efforcent encore de trouver des formes satisfaisantes d'organisation du travail. Contradictions, perturbations, turbulences croisées, investissent tous les plans de la vie : social, culturel et politique, troublant notre perception de la réalité.


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 3 juillet 03 par TMTM
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« Pour produire beaucoup il faut consommer beaucoup. Et pour consommer beaucoup, ne comptons pas sur les riches, disait Ford, ils ne sont pas assez nombreux. Faire des ouvriers des consommateurs, les intégrer psychologiquement - et financièrement - au fonctionnement du capitalisme à la fois comme travailleurs et comme clients, voilà la solution. Henri Ford (...) va payer plus cher ses salariés. Il fait placarder des offres d'emploi dans l'ensemble des États-Unis promettant ‘‘Five dollars a day’’ : 5 dollars par jour, deux fois plus que partout ailleurs. » (Denis CLERC, Alain LIPIETZ, J. SARTRE-BUISSON : LA CRISE, éd. Syros, p. 51 et 52.)