Les périphériques vous parlent N° 4
HIVER 1995/1996
p. 61-62
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vers Expériences à l'atelier de philosophie

Mise en jeu de la philosophie

L'Université d'Urgence est née par surprise et accompagnée d'un étrange sentiment de nécessité de la part de ceux et celles qui découvraient les mots pour le dire. Que ces mots aient produit une « charte » n'a rien d'un hasard. Car une charte ne définit pas le contenu d'un, projet, mais les contraintes acceptées et voulues par ceux qui s'inscrivent dans ce projet. (Voir aussi l'article Prélude à une philosophie en acte pour des philosophes debout)

Je crois très important que la charte de l'Université d'Urgence ne puisse, en aucun cas, être confondue avec la description d'un possible idéal, qu'il resterait à accomplir. Le problème dont elle ouvre l'espace n'a pas de solution modèle. Il exige et il oblige. Il exige de ceux qui y participent qu'ils cessent de se réfugier derrière leurs bonnes intentions, derrière le sentiment que ce qu'ils ont à transmettre est en soi-même digne d'être transmis, ou au contraire derrière la croyance que le savoir à transmettre n'est jamais que le prétexte pour l'apprentissage de « compétences » plus générales, que ce savoir « illustrerait ». Ce qui signifie qu'il oblige à ce que le savoir transmis ne soit pas « interprété » : comme valable en soi, ou comme simple voie d'accès. Il oblige à ce que la question de la transmission-production ne soit pas évacuée, et avec elle la question du « devenir acteur » dans un monde qui vous précède, qui ne vous a pas attendu, et qui pourtant n'a d'autre avenir que celui que vous serez capables de construire.

Le problème de l'Université d'Urgence est donc une facette singulière du problème de la construction d'un présent qui ait un avenir. Il s'agit à la fois de ne pas confondre la facette avec le tout, et de ne pas oublier que c'est une facette, qui n'a de sens qu'à inscrire son caractère partiel dans la multiplicité des autres.

C'est pourquoi il était intéressant de reprendre à son sujet un mot ancien, connoté, et dans une large mesure compromis et périmé comme « université ». L'université que nous connaissons est récente, elle ne ressemble pas du tout à celle du siècle passé, qui ne ressemble pas à la structure moribonde du 18ème siècle, qui à son tour n'a rien à voir avec le site médiéval. L'université est un bon analogue de la question de la transmission : elle a pour identité les espoirs, les luttes, les déceptions, les exclusions, les haines dont il s'agit de créer et d'agir l'héritage.

C'est pourquoi, aussi, il est très important que la charte de l'Université d'Urgence appelle à une auto-institution des cours-ateliers-laboratoires et sans modèle ni mode de fonctionnement unifié. Il ne s'agit donc pas d'un « organisme » doué de sa propre loi de fonctionnement, qui le séparerait des autres lieux où se construit l'avenir mais d'un être qui se veut fractal, capable de surgir n'importe où, au plus proche de toute autre initiative, dès lors que celle-ci se vit comme capable de contribuer à la question de la transmission-production de savoir. Il s'agit de l'autoproduction d'un être à facettes aussi multiples que l'ensemble à l'intérieur duquel elle s'inscrit, sans extérieur prédéfini, et auquel la charte prescrit un régime d'existence expérimental : pas d'épreuve ou de sélection pour appartenir à l'Université d'Urgence, mais le défi d'avoir à accepter ce que tous les autres produisent en tant que faisant partie de son propre présent.

L'atelier de philosophie, créé à Bruxelles, a été constitué en tant que partie prenante de l'Université d'Urgence par un collectif comprenant des étudiants, chercheurs et enseignants de l'Université de Bruxelles, mais aussi d'autres personnes intéressées à la pratique d'une pensée qui s'inscrirait, d'une manière ou d'une autre dans l'héritage de la philosophie.

Cet atelier vise un fonctionnement à long terme, et se doit d'être capable de ne pas se refermer sur le « noyau » des premiers participants.

LES MAUX DES MEILLEURS

“À quoi travaillez-vous ?”, demanda-t-on à Monsieur K. Monsieur K. répondit : “J'ai beaucoup de mal, je prépare ma prochaine erreur.”

(Bertolt Brecht : Histoires d'Almanach)

L'apprentissage de ce que cela signifie, sortir de la forme « cours » ou « séminaire » sans pour autant rejoindre la forme « discussion-café-du-commerce », convient à la philosophie, dont on peut dire que la forme de transmission universitaire moderne lui a joué les pires tours. De même, l'apprentissage d'un devenir acteur lui convient dans la mesure où le « savoir philosophique » ne peut, sauf à en mourir, revendiquer aucune autorité analogue à celle, toute relative, des savoir scientifiques et techniques. Il est vrai que celui qui n'habite pas le paysage physico-mathématique où se sont créés le quark ou le big bang, et où ils jouent leur avenir, ne peut se poser de manière directe comme acteur de cet avenir. Ces êtres appartiennent d'abord à ceux qui savent « comment » ils existent, à quoi ils se raccrochent, de quelles mutations, risques, et aventures ils sont capables. Les problèmes philosophiques ne peuvent de la sorte être appropriés : ils appartiennent à ceux qui les posent, et deviennent nuls, vides et parasites si ceux qui les posent le font en tant qu'interprètes, autorisés par une compétence diplômée, et non comme acteurs d'une nécessité qui les expose et les met en risque.

Le premier but de l'atelier de philosophie est donc l'apprentissage d'une pensée qui s'expose non dans la solitude de l'écriture, mais au sein d'un collectif. Cela demande, comme toute expérimentation, de la lenteur (ne pas se précipiter vers une forme rassurante), des précautions (ne pas faire taire, et ne pas accueillir « n'importe quoi » dans l'indifférence de la démocratie formelle), de l'invention (découvrir des dispositifs qui forcent à s'exposer et qui détachent de l'impératif universitaire moderne de devenir le « meilleur interprète » de tel ou tel penseur).


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Expériences à l'atelier de philosophie

EXPÉRIMENTATIONS EN COURS À L'ATELIER DE PHILOSOPHIE


D'une manière ou d'une autre, le premier défi est de diminuer autant que possible l'importance des différences en matière de « compétence » (qui a lu quoi) et d'apprendre une pensée qui peut s'être nourrie de sources spéciales, mais qui n'a pas besoin de s'y référer et de s'en autoriser.

Une première piste a été suivie, qui met en scène le dispositif « création de fiction ». Fiction, ici, n'implique pas arbitraire mais bien au contraire production d'une résistance active contre la découpe arbitraire de ce qui nous est transmis en tant que pensée et problème philosophiques. Il s'agit de s'intéresser à une conjoncture de manière à « dénormaliser » la manière dont, sous les apparences d'une description, elle a été en fait jugée et catégorisée. On « sait » que toute pensée « publique », c'est-à-dire visant à convaincre, argumenter, est, quelles que soient ses formes (du logique au méditatif-poétique) une pensée stratégique. Mais ce savoir n'empêche pas la routine académique de transmettre la pensée sans ses risques, comme si la catégorie « grand penseur » venait ratifier et authentifier les catégories, et autoriser l'oubli de la question « comment » a-t-il pensé, c'est-à-dire aussi, « comment a-t-il réussi à empêcher de penser ». La fiction crée un appétit de raconter autrement, c'est-à-dire aussi de comprendre autrement, ce dont nous héritons, d'échapper à la forme d'une histoire logico-progressiste. Elle doit en effet recréer la contemporanéité d'une situation, c'est-à-dire la remettre au présent. Elle engage à un autre type de vérité que celle de l'interprète, qui répète les arguments des vainqueurs et ratifie le silence des vaincus.

L'idée de mise en fiction est loin d'avoir été abandonnée, mais nous avons senti que se lancer tête baissée dans « une » fiction serait précipiter une solution avant d'avoir travaillé le problème au niveau le plus décisif : devenir capable de ce que nous cherchons à entreprendre. C'est pourquoi nous entamons un processus expérimental d'apparence plus ludique et pourtant inquiétant du point de vue du « sérieux de la pensée » : pouvons-nous produire de la pensée à partir de « mots » (jeu de cartes) ? Les règles de ce jeu s'élaboreront en temps réel, mais sa visée est claire : elle reproduit, avec les moyens singuliers de la philosophie, l'apprentissage rigoureux de toute « théâtralité » à savoir apprendre à ne pas se cacher derrière des mots d'ordre.
 

Isabelle Stengers


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 3 juillet 03 par TMTM
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