Les périphériques vous parlent N° 7
NOVEMBRE 1996
p. 6-18

sommaire du n° 7 Sommaire
Les États du Devenir vendredi 22 novembre 1996
vers Étrangers à la ville et à la campagne
vers “Ce qui m'a attiré ici, c'est la poésie”
vers Le plasticage des arts plastiques

Extraits des discussions de la première journée intitulée

“Citoyen : acteur ou interprète ?”

Vendredi 22 novembre 1996, premier jour des États du Devenir, 9h30, Salle Polyvalente de la Roquette. Les participants arrivent peu à peu dans la salle. Tables et chaises sont éparpillées. Avant de commencer, tout le monde s'asseoit d'une façon assez spontanée en cercle autour d'un centre vide. En ouverture de la manifestation, l'équipe des Périphériques vous parlent et de Génération Chaos propose à l'assemblée d'aborder le problème de l'organisation de ces journées :

Quelqu'un intervient (Il a été difficile à l'écoute des bandes de mettre un nom sur toutes les interventions.) : Si on ne s'occupe pas dès maintenant de l'organisation, on ne réussira pas à s'apprivoiser les uns les autres, on ne parviendra pas à créer un réseau entre nous, voire au moins un mouvement de résistance. Je crois donc qu'il faudrait avant tout s'occuper de nous, de ce que l'on peut faire les uns avec les autres avant de s'occuper « de l'extérieur », sinon on n'arrivera jamais à construire quoi que ce soit.


Photo : Tessa Polak

Les organisateurs de la rencontre avaient pensé à un protocole de départ : alterner dans un même espace (la Salle de la Roquette s'y prêtait) des assemblées générales et des discussions par groupes constitués autour d'un certain nombre de problématiques (voir plus loin). Cette proposition a été adoptée comme point départ par les participants dont certains ont manifesté le désir que les protocoles puissent toutefois être modifiés, renégociés tout au long des trois jours. (Voir sur ce point l'article de Marc'O).

François Deck : D'emblée j'aurais une proposition à faire sur les protocoles. Comment aborder la complexité, c'est-à-dire comment opérer des synthèses par rapport à la quantité sans doute énorme d'informations qui seront produites durant ces trois jours ? Je propose de créer une banque de questions. C'est un processus sur lequel je travaille depuis deux ans, et qui s'adresse à des collectifs cherchant à réunir leur patrimoine de savoir afin de mener des projets. Cet outil d'accompagnement - qui ne veut pas nier, bien sûr, l'importance du débat vivant -, pourrait être utilisé, parmi d'autres, au cours de nos débats : il s'agit de formuler puis de lister des questions sur support informatique. L'outil informatique, réunissant les questions, peut nous aider d'une part à opérer des sélections à partir de mots-clefs, d'autre part à aller chercher dans la banque de questions quelles sont celles qui nous intéressent. Pour commencer à travailler, je propose quatre questions : co-construire la banque de questions ?, pourquoi ?, comment ?, pour qui ?

Grégoire Wallenborn (atelier d'expérimentation de philosophie de Bruxelles) : Il me semble que c'est une bonne idée de faire des synthèses via des phrases, mais j'aimerais rajouter, par ailleurs, une petite contrainte, parce qu'une phrase telle quelle est un peu abstraite et risque de flotter. Quand j'entends une phrase, j'aime bien savoir d'où elle vient, de quel lieu elle parle. Que veut-elle dire à partir du lieu qu'elle est censée évoquer ? Il s'agit par là de se donner les moyens d'une pratique de la parole. Il ne s'agit pas seulement de proposer une phrase qui viendrait dire un état des lieux ou faire slogan, mais dire aussi en quoi elle s'inscrit dans une pratique. Concrètement, cela veut dire que si l'on fait une phrase il faudrait pouvoir d'une certaine manière la mettre en scène, pouvoir dire qui parle à travers elle et dans quel lieu. Il s'agit seulement d'éviter d'avoir affaire à des phrases abstraites qui ne pourront pas rebondir par la suite.

Une discussion s'engage pour décider du temps qui serait imparti aux discussions par tables, l'assemblée se met d'accord pour une heure de discussion. Quelqu'un propose que le résultat des discussions puisse être affiché par chaque groupe sur les murs de la salle et que chaque groupe, chaque individu formule des questions qui seront listées sur la banque de questions. À cet escient des « chèques questions » sont distribués aux participants.

 ?  Une bonne question est-elle une question méchante ?

Aucune table n'ayant été désignée ou disposée au préalable dans la salle un mouvement collectif se crée pour constituer les espaces. Certains participants proposent la création de deux tables supplémentaires, l'une concernant les problèmes liés à l'organisation et à la coordination, une autre regroupant tous ceux qui ne se reconnaissent dans aucun des espaces proposés. Jérémie Piolat, des Périphériques, incite alors de manière improvisée à la constitution des tables : « On peut disposer une table par espace autour de laquelle les gens commencent à se retrouver, que les gens lèvent la main. Il commence à citer les thèmes proposés dans le n° 6 des Périphériques. Par exemple premier espace : L'urbanisme, les stratégies urbaines et la précarisation. Qui veut parler à partir de cet espace-là ? Personne ne fait signe. Bon !, Passons au deuxième, on verra après, peut-être des gens auront-ils envie de créer cet espace plus tard. Deuxième table : L'agriculture, quelle qualité pour demain ? Qui participe à cet espace-là ? La troisième table : L'universCité, recherche fondamentale et cohésion sociale. Qui ? Dans la salle les gens tâchent, dans le brouhaha, de se rejoindre par table ou affinités. Dans la foulée, un participant tient à préciser qu'il serait bien que les gens puissent circuler d'une table à l'autre. Quatrième : Les cités banlieues, citoyens en France... Cités, banlieues, citoyens en France, y a-t-il quelqu'un ?... alors, une table. Cinquième espace : Les logiques de coopération. Ok ! une table... celle-là par exemple... comme ça, on la met là, par là... Sixième : L'évolution des politiques en matière de santé mentale. Qui ? ... La santé mentale. Y a-t-il un espace qui se constitue pour l'instant en santé mentale ? ... je ne vois pas... D'accord !, on prend une table ? Un mouvement se crée autour d'une table. Ensuite Les luttes contre un ultra-libéralisme prédateur, l'exemple de la rébellion zapatiste au Chiapas. Ok, une nouvelle table. Huitième : L'expérimentation dans la philosophie... Celle-là alors. Celle-là, c'est pour le Chiapas ? ... bien, la philosophie alors. Il y a une nouvelle proposition : on dispose sur chaque table un carton sur lequel on écrit le nom du groupe afin que les gens puissent se repérer. Voilà, bravo !... Neuvième table : L'usage des nouvelles technologies face aux logiques en place soutenant la consommation de l'information... Excusez-moi, je suis myope en plus... Personne pour l'instant ? D'accord. Dix : Les politiques culturelles, enjeux politiques de la culture et des expressions artistiques... une table. Il y a beaucoup de mouvement à ce moment cette table recueillant de nombreux suffr;ages. Dix... laissons un peu les gens se placer pour terminer les trois autres espaces sinon... Cela n'arrête pas de bouger en tous sens. Alors, espace numéro onze : L'attitude du citoyen face à la télévision, aux médias. Voilà, une table. Douzième espace : L'économie autrement. Y a-t-il des gens qui désirent créer cet espace ? Et dernière table Renouvellement des pratiques politiques et syndicales.


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Étrangers à la ville et à la campagne
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Étrangers à la ville et à la campagne

Une heure et demie après le travail en tables, les participants informent les nouveaux arrivants du déroulement de la matinée. Commence alors une nouvelle assemblée générale.

Yovan Gilles (Les périphériques vous parlent) : Comment, dans le cadre des échanges entre tous les groupes, peut-il y avoir une autorégulation de manière à ne pas instituer un président de séance et une démocratie trop formelle ?

Anne Huguin (Réseau Local de Mobilisation des Hauts de Val de Saône) : J'étais dans le groupe Agriculture où nous nous sommes trouvés un peu enfermés. On aimerait, si possible, élargir le débat sur le monde rural. On s'est posé beaucoup de questions dont une que nous aimerions renvoyer aux autres groupes : quelle contribution peut-on apporter à la revitalisation du monde rural à partir des problématiques débattues par les autres groupes ? Face à un espace rural qui a tendance à se vider, faites-vous une place aujourd'hui dans vos discussions, vos débats à l'espace rural, avez-vous réfléchi à des choses qui peuvent s'y inscrire ?

Norma (Longo Maï) : Dans notre groupe Politiques Culturelles, nous n'avons pu aller au bout de nos discussions, qui ont consisté pour chacun à présenter ses expériences et activités. Durant ces trois jours on ne va pas forcément faire quelque chose de tout à fait neuf dans notre vie. Mais, évidemment, il nous paraît important de décentraliser le débat sur la culture, de le porter dans d'autres secteurs : Agriculture, Culture, à mon avis, cela va ensemble.

Marc'O (Laboratoire de Changement) : Il en est de même pour nous dans le groupe Santé Mentale. Il y a par exemple une table sur les stratégies urbaines. Je pense que cela a tout à fait à voir avec l'agriculture, de même la philosophie et la santé mentale. Je pense que ces discussions générales servent à voir les convergences, les divergences, les rapports, ce qui fait qu'il y a enfermement au lieu d'y avoir « un chercher ensemble ». Je pense que la question qui a été posée au niveau de l'agriculture est fondamentale et qu'il y a des réponses qui peuvent être données à partir de chaque table. Les problèmes dans chaque domaine sont différents mais ont des conséquences sur tous les autres. C'est de cela qu'il faudrait peut-être essayer de parler.

 ?  Quelles richesses émergent des banlieues ?

Un participant : Pour répondre à la question qui concerne le lien entre la précarisation urbaine et la désertification qui touche les campagnes, je pense que nous cherchons à reprendre possession de deux milieux qui ne nous appartiennent plus vraiment : nous sommes devenus autant étrangers à la campagne qu'étrangers à la ville. Nous voyons la réalité d'une façon très obtuse et nous n'en percevons qu'une parcelle ; nous ne sommes souvent pas conscients des processus qui nous entourent. Il s'agirait de lutter pour reprendre conscience de tout cela et c'est dans ce sens que la philosophie pourrait nous aider à trouver des concepts pour reprendre possession de tous ces aspects détachés de nous.

Jérôme (étudiant à Tours) : Dans le domaine de la santé mentale, nous nous sommes interrogés sur les ponts qui pourraient permettre aux professionnels de la santé mentale d'intervenir auprès de populations qui ont des demandes à ce niveau et qui malheureusement la plupart du temps recourent uniquement à la médicalisation : utilisation d'anxiolytiques, de neuroleptiques. Il manque effectivement cette notion de pont, d'interface. Il semble qu'il y ait nécessité de transversalité aussi bien entre le domaine psychiatrique et les travailleurs sociaux qu'avec tous les domaines qui font décor pour l'individu : l'urbanisme, la culture. Comment faire pour que le domaine de la santé mentale ne soit plus un domaine strictement inconnu, confus, étranger dans le cadre du développement intellectuel et culturel de chaque individu ? Quel que soit notre niveau culturel, c'est un domaine qui reste complètement dévoyé. Il y a un grave problème de diffusion sur ce qu'est la santé mentale.

Existe-t-il des communes en voie de désertification désireuses de proposer des terres à des chômeurs sans mise de fonds trop importante ?  ? 

Vincent Casado (du groupe Cités Banlieues, Citoyens en France) : Je voudrais m'adresser au groupe Politiques Culturelles. Avant tout je voudrais exprimer une crainte assez personnelle : en effet, comment faire pour que, lors des assemblées générales, ce ne soient pas toujours les mêmes qui prennent la parole. Le fait que tout le monde ne parle pas représente une perte. Ceci dit, dans notre groupe, notre préoccupation a été la suivante : il s'agit moins d'amener la culture « au pied des tours » que de reconnaître la culture qui s'exprime dans les cités, et pas seulement symboliquement. Quelles richesses émergent des banlieues ? Quant au problème de la citoyenneté, vu le niveau d'abstention élevé, le vote représente-t-il encore un acte de citoyenneté dans les banlieues ? Les jeunes se sentent-ils représentés par quelqu'un, par un politicien ? Apparemment, c'est un non catégorique. Quel sens alors donner à la citoyenneté dans les banlieues ?

Thierry... (du même groupe) : Je voudrais revenir à la place que l'on fait à l'espace rural dans nos réflexions. Il se trouve que dans notre groupe ce point est ressorti. En réalité, il y a une constante entre les cités-banlieues et les espaces ruraux qui se désertifient, c'est celle de la misère. J'aurais aimé qu'on approfondisse ce problème. D'autre part, nous avons aussi parlé de transversalité entre tous les espaces. Finalement, ne partage-t-on pas un seul et même espace qui est celui de la citoyenneté, que l'on vive dans un espace rural ou urbain ?

 ?  Qu'est-ce qu'un lieu commun ?

Georges... : La première transversalité qui manque c'est celle entre l'abstrait et le concret. Pourquoi l'espace rural se dépeuple-t-il ? Il y a, ici, des gens de Longo Maï qui représentent une réponse concrète. Je les connais un peu, ils ne parlent pas d'eux parce qu'ils sont modestes. Eux, ils repeuplent la ruralité, lui donnent un sens, une richesse, ils associent culture et agriculture. C'est, pour eux, faire une radio à la campagne : Radio Zinzine, afin d'inonder toute une région de leurs réflexions. Une autre réponse, c'est le lien avec le monde. Là-bas, c'est la campagne, le Luberon, c'est un trou perdu, il y a Forcalquier, c'est plein de retraités, c'est la misère. La misère ? Non pas du tout, parce que les gens de Longo Maï font rentrer le monde dans la campagne, dans cet espace isolé, lointain. L'utopie mérite de se conjuguer avec le mot devenir.

“Hommes sans terres, terres sans hommes”, cette expression traduit bien la situation schizophrénique que nous connaissons tant au Sud qu'au Nord. Face à cela, l'objectif de l'association Rhizome est de mettre en réseau, et surtout de faciliter la création de lieux où résister à la logique du marché, où échanger, débattre, acquérir des savoir, produire et travailler autrement. La terre, les bâtiments, le foncier en général sont devenus des objets de spéculation, atteignant des prix qui n'ont plus grand chose à voir avec leur valeur d'usage. Rhizome fait appel à une participation financière la plus large possible de manière à faire exister de tels lieux. Pour l'instant trois groupes la composent, dont deux qui ont des projets d'installation à la campagne : Grain de terre dans le sud-ouest de la France, La Ferme du Hayon en Belgique, et les coopératives Longo Maï. (à voir dans le prochain numéro p. 48-50)

Une participante : Je ferai le lien entre les logiques de coopération et la question qui était posée par rapport à l'agriculture. La logique de coopération à laquelle adhèrent les agriculteurs entre eux actuellement, n'explique-t-elle pas leurs problèmes actuels ? Si, par exemple, ils créaient un autre type de coopération, peut-être parviendraient-ils à trouver de nouvelles réponses à leurs problèmes comme celui de préserver la qualité de leurs produits. Je pense que c'est une chose sur laquelle il y aurait beaucoup à réfléchir.

Jean-Jacques Patin (fermier normand) : Dans notre groupe Agriculture, il y a eu justement une réflexion concernant un nouveau type de coopération que les agriculteurs pourraient adopter pour recréer une vie rurale plus solidaire. L'avenir est tout tracé pour les futurs agri-managers qui détiennent toutes les coopératives. Pour nous, cela représente peut-être une sacrée contradiction, mais pas pour eux. La campagne est déserte, ne parlons pas des derniers paysans, il n'y en a plus ou presque plus. Comment s'est construit le monde rural tel qu'il est aujourd'hui, c'est-à-dire comment s'est construit le désert, comment se rapproprier ce désert qui devrait redevenir la terre ? J'en profite pour vous poser une question concrète : d'où vient ce que nous avons mangé aujourd'hui ? C'est une critique que l'on peut se faire tous, les quelques paysans présents ici et les citadins consommateurs. Aujourd'hui nous aurions pu manger ce qui se produit à la campagne sans passer par les circuits de distribution et de transformation agro-industriels. Sortirons-nous de cette logique actuelle qui sépare producteurs et consommateurs ? Comment permettre aux citoyens de créer des « bases de vie » - d'autres appelleront cela des lieux communs - qui échappent à la logique rentabiliste et su subventionniste ?

Jacques... (du journal Le Courrier de l'Impossible) : La coopération est une idée clef : peut-on imaginer des formes de société où tout le monde soit gagnant ? On fonctionne trop souvent dans un système complètement binaire, gagnant perdant, noir - blanc. On parle de villes/campagnes; il est vrai que l'on peut imaginer revitaliser les campagnes, mais il faut aussi revitaliser les villes, notamment les banlieues. Nous avons posé aujourd'hui beaucoup de questions, il y a une rareté de réponses, je pense que nous devrions les multiplier. Alphonse Allais a sorti un jour une célèbre boutade : « il faudrait construire les villes à la campagne ». Une fois que l'on a bien ri, cela ne pourrait-il pas être sérieux ? On pourrait construire des villes à la campagne, ce n'est pas la même chose que de revitaliser la campagne. Il ne faut pas se priver de la ville au profit de la campagne ou l'inverse : il faut les deux sans doute, cela mérite d'y réfléchir.

 ?  Qu'est-ce qui dans un discours relève de l'acteur ou de l'interprète ?

Patrick... : Dans le groupe Économie autrement, nous avons confronté le point de vue de la micro-économie et celui de la macro-économie avec la mondialisation. Faire de la micro-économie n'est-ce pas un peu angélique, aujourd'hui ? Mais, par ailleurs, la fédération de micro-initiatives ne peut-elle pas amener une autre économie ? Qu'est-ce qui fait avancer les hommes en définitive et quels seraient les moteurs d'une économie autre ?

Gilles Paté (artiste plasticien) : J'étais censé animer un atelier d'urbanisme, mais je pense travailler avec Cités Banlieues, parce que cela est quand même très proche de mes préoccupations concernant l'urbain et le suburbain. Je proposerai une projection de diapositives concernant une micro-étude sur le mobilier urbain, sur la manière dont l'espace urbain est traité par le pouvoir, par ceux qui le dessinent, et peut-être évoquerai-je aussi des possibilités de résistance à cela. Mon métier le plasticien consiste à créer des réseaux sur « l'art dans la ville ». Ce qui m'intéresse particulièrement, c'est de créer du lien social de proximité. J'aimerais savoir de quelle manière chacun se positionne par rapport à cela, comment chacun crée un lien social de proximité dans son domaine, dans son métier du point de vue de la micro-économie, de la micro-histoire et du micro-urbanisme.

Vincent Casado : Je voudrais interpeller deux groupes qui n'ont pas encore parlé. Dans notre groupe, nous avons des questions à poser au groupe Renouvellement des pratiques politiques et syndicales concernant le vote des jeunes. D'autre part, nous voudrions demander au groupe l'attitude du citoyen face à la télévision, aux médias, ce qu'il pense de l'image médiatique des jeunes des banlieues. Vous savez tous l'image que la télé donne des jeunes des banlieues !

Roger... (du groupe Renouvellement des pratiques syndicales et politiques) : Je regrette mais nous n'avons pas abordé cet aspect de la question, on ne pourra pas t'apporter de réponse. D'ailleurs je serais incapable de rapporter une réponse au nom du groupe de travail tellement nous en sommes restés au niveau d'interventions individuelles. Pour ce qui me concerne j'ai soulevé la question de la citoyenneté dans le cadre d'un milieu de travail. Par expérience - j'étais militant syndical - je sais que l'entreprise n'est pas le lieu privilégié pour la citoyenneté. Comme modèle totalitaire, on ne fait pas mieux. Le seul moment où j'ai découvert « la citoyenneté vivante », c'était au moment des grèves avec l'occupation des locaux. Là on a vraiment le sentiment que quelque chose bouge, que les gens comptent. C'est une nouvelle vie pour eux et d'ailleurs, à chaque fois, j'entends cette phrase qu'ils répètent toujours dans ces cas-là : « désormais, à l'avenir, ce ne sera jamais plus pareil ». Or malheureusement, quelque temps après, c'est pareil. On retombe dans le train-train de la vie d'entreprise, c'est-à-dire dans la pesanteur de la hiérarchie et le conservatisme des organisations syndicales. Et la vie, là, disparaît. Comment faire pour que cet immense espoir, ce potentiel que l'on devine lorsqu'il y a une grève, perdure, et que cela devienne une forme d'organisation ? En fait on est au moins tombés d'accord sur ce point : les pratiques politiques et syndicales qui m'apportent des réponses sans écouter mes questions m'empêchent de créer, donc de vivre ma vie.

Olivier Daventure (infirmier à l'EPS de Ville Evrard, syndicat CRC) : Nous n'avons pas réellement cherché à définir une réponse. S'il y a une réponse à cette question, elle existe sans doute, mais on n'a pas attendu d'être là pour trouver quelque chose. Ce qui m'intéresse, c'est plutôt : qu'est-ce qui dans le discours de chacun et dans le mien peut être de l'ordre du discours « acteur » ou du discours « interprète » ? Tant mieux que l'on n'ait pas réussi à définir quelque chose ensemble. Il y a des tas de provocations. À un moment, dans le groupe il y a eu cette question : qu'est-ce que le libéralisme ? J'ai dit : « mais le libéralisme est juste, puisqu'il est vrai ». En fait, qu'est-ce qui est en jeu par rapport aux questions que l'on se pose ? Qu'est-ce qui est en jeu par rapport à la vie que je mène, moi ?

Qu'est-ce qu'un philosophe de terrain ?  ? 

Nathalie (Bordeaux) : Ce sur quoi on s'est quand même retrouvés, c'est le fait qu'une démarche politique ou syndicale, si elle n'allie pas la dimension personnelle de changement avec l'acte de militantisme ou d'intervention dans le social, ne peut qu'échouer. Si l'on veut pouvoir rester créatif et non servir une organisation, on ne peut recréer des syndicats ou des partis politiques tels qu'ils existent actuellement. Il faut plutôt chercher à travailler en réseau ; d'ailleurs, c'est quand même cela que l'on voit émerger un peu partout.

Jil Cervant (Périphériques) : Une des questions soulevée dans notre groupe médias était : doit-on être « contre » les médias et combattre ce qui se fait actuellement ou chercher autre chose ? Comment un citoyen peut-il devenir - pour reprendre un jeu de mots que nous avons inventé -, un médi-acteur ?


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“Ce qui m'a attiré ici, c'est la poésie”
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“Ce qui m'a attiré ici, c'est la poésie”

Jean Duflot (écrivain, Radio Zinzine) : Nous sommes dans l'exexpérimentation philosophique. C'est un peu la part ingrate. On nous cantonne dans le rôle de poser des questions à n'en plus finir, et souvent des questions générales et abstraites. Je voudrais poser une question à ceux qui s'occupent justement des médias. Il y a affiché dans le hall un programme de TF1. Alors je pose la question : que faire contre ce type de programme ? Concrètement. Il ne s'agit pas simplement de faire de l'imprécation, de l'incantation, il faut savoir comment empêcher cette espèce de machine à décerveler qui consiste à programmer (je vais vous le lire) : 11h55 : La roue de la fortune, 12h20 : Le juste prix. 13h : une tranche de journal. Et vous savez comment ils saucissonnent et comment ils arrivent à niveler l'essentiel par-dessus le superflu et le dérisoire. 13h40 : Les feux de l'amour, 14h30 : Dallas, 15h25 : La loi est la loi, 16h20 : Une famille en or, 16h50 : Club Dorothée, là, c'est vraiment le... c'est vraiment insurmontable, 17h20 : La philosophie selon Philippe (vous avez vu, hein ?), 17h50 : Hélène et les garçons, 18h30 : Alerte à Malibu, 19h50 : Les pourquoi de Monsieur pourquoi, 20h : journal, 20h45 : Témoin n° 1, et puis évidemment le final tautologique : 22h55 : Comme un lundi. Voilà ! Que faire ? Que faire ? C'est très bien : allez-y, mettez en réseau des télévisions locales ! Il y en a à Montpellier, il y en a un peu partout, il y a même des réseaux internes aux hôpitaux où l'on diffuse la part congrue de ce que les amateurs, les gens comme vous et moi, les citoyens, internes aux hôpitaux où l'on diffuse la part congrue de ce que les amateurs, les gens comme vous et moi, les citoyens, arrivent à produire, parce qu'il faut quand même des moyens pour produire. Et puis : que faire contre cette machine écrasante qui jour après jour, 365 fois par an, pendant une vie active disons, 30 fois 365 fois par an vous diffusent ce genre de messages qui sont vraiment des pousse-au-crime et à la soumission.

Un participant : Si ça vous emmerde ce qu'il y a à la télé, vous ne la regardez pas, vous changez de chaîne.

Commentaires dans la salle, puis une voix s'élève : Très bien ! Très bien !, mais aussi : la société m'emmerde ? je me suicide ou je m'en vais ?

Un même participant : Non ! ce n'est pas ça... Nous avons aussi les médias que nous méritons. Je pense que c'est un peu simplifier que de se dire : tiens, il y a le Club Dorothée ! Oui. Et alors ? Il y a aussi le Monde Diplomatique ou d'autres. Je pense qu'il s'agit un peu de combats d'arrière-garde vis-à-vis de la télévision.

 ?  Si la démocratie est aussi l'art de la Rhétorique, la République ne serait-elle pas l'art de l'écoute ?

François Bouchardeau (Longo Maï) : Il faudrait arriver à éviter ce genre de dialogue de sourds. Nous travaillons 365 jours par an, nous faisons de la radio : Radio Zinzine et des journaux que l'on essaie de mettre en commun avec les gens que l'on rencontre. Il n'empêche que de temps en temps nous sommes pris d'un doute. C'est ce doute que Jean a voulu exprimer, pas plus. De toute façon on est obligé de se bagarrer sur tous les fronts. C'est vrai qu'il faut casser les machines, mais bon, cela n'a déjà pas marché une première fois et je crois que, pour la télé, cela ne marchera pas non plus. Je suis pour briser la télé, enfin, pour l'éteindre... Je ne suis pas tellement de la tendance social-démocrate qui dit : « mais de toute façon, il y a quand même de bons programmes sur Arte ». Globalement la télé est en ce moment un instrument d'abrutissement. Ceci dit, je connais mes forces, c'est pour cela que l'on est ici aujourd'hui. D'ailleurs il est vrai que nous ne sommes pas dans une réunion traditionnelle : cela s'entend et se voit dans les formes de la réunion. Personne n'a dit que c'était quand même un truc un peu extraordinaire. Cela faisait longtemps que nous n'avions pas été invités à une réunion comme celle-ci. Nous sommes venus de province et d'autres pays européens et étions curieux de voir comment cela se passerait. Nous avons, comme sans doute pas mal de gens dans cette salle, galéré dans des entreprises politiques soi-disant alternatives qui n'avaient souvent d'alternatives que le nom. Je trouve que la réunion qui se déroule en ce moment est vraiment une chance à saisir.

Louis Louvel (militant FSGT) : Ce qui m'a attiré ici, c'est la poésie. Mon copain Yves Renoux m'a passé les Périphériques. Je trouvais qu'il y avait beaucoup de poésie dedans. Puis, j'ai vu le spectacle de Génération Chaos au colloque du Mouvement des Réseaux d'Échanges de Savoir. Bien entendu, cette poésie correspond à des valeurs que j'ai, mais aussi à des haines : celle de « l'horreur économique », de l'ultra-libéralisme. J'avais l'impression que cette poésie-là était capable de « déménager » dans la société, là où, effectivement, l'on trouve plutôt des luttes classiques, ringardes. Donc, je viens ici pour la poésie en sachant par ailleurs qu'il y a certainement des coopérations multiples à engager. J'ai entendu ce matin que quelque chose allait se nouer avec les États Généraux du Mouvement Social, qui traitent de ces choses d'une façon certainement beaucoup plus hard, mais je pense qu'il y a une bonne répartition des rôles à faire. Alors je souhaiterais à la fois que l'on puisse continuer à travailler ensemble sur des sujets d'une effroyable complexité, sur des réalités qui pèsent lourdement et qu'il ne suffit pas d'éliminer à coup d'utopie, et d'autre part que vous, vous me fassiez plaisir : vous continuiez à être poètes.

La question est peut-être aussi comment ne pas tomber dans ce que l'on pourrait appeler la “solutionnite,” où l'on se dirait : eh bien, maintenant y a qu'à... puisqu'il y a des solutions déjà là.  ? 

Yovan Gilles : J'étais dans le « box des philosophes », et je crois d'ailleurs, qu'il y aurait peut-être à préciser ce que nous entendons par philosophie. Je pense qu'il serait non-ordinaire s'il pouvait y avoir lieu, un jour, un débat entre les philosophes de la Sorbonne et les philosophes rappers. Il me semble qu'il se produirait là une friction extrêmement riche pour la philosophie. Je risque cette boutade à dessein de ne pas nous laisser trop impressionner et écraser par les mots qui en imposent comme celui de philosophie. Il n'y a pas, ici, un sérail de philosophes susceptibles de renseigner des gens sur des problèmes qui seraient proprement philosophiques en créant une différence entre initiés et non-initiés, ne serait-ce que par la barrière linguistique. Aujourd'hui, je suppose que tout le monde ici présent, en quelque sorte, peut revendiquer une forme de philosophie non en tant qu'affiliation à un mouvement de pensée, mais, en tant que tout citoyen peut revendiquer avant tout un droit à penser l'avenir. Ce qui ne nous autorise pas pour autant à dire n'importe quoi, n'importe comment. À partir, de là j'aimerais repréciser une notion sur laquelle on n'a peut-être pas assez insisté, c'est celle de citoyen. La citoyenneté est un mot qui circule effectivement un peu partout maintenant, c'est un mot qui a de plus en plus de crédit, un crédit exorbitant même. Un autre mot qui, récemment, a eu un crédit extraordinaire est celui de Résistance. C'est un mot formidable exhumé des restes d'une histoire qu'on avait cru enterrée depuis la dernière guerre mondiale. Malheureusement, maintenant, il y a même Le Pen qui parle de son entrée en résistance en tant que citoyen soi-disant dépouillé de sa légitimité politique. Alors effectivement, il y a une déliquescence des mots et je crois qu'il ne faut pas faire l'impasse sur ce qu'est un citoyen. « Être citoyen », à quoi cela oblige-t-il si c'est être autre chose qu'un électeur ou un consommateur ? Je crois que l'on aura fait un progrès si l'on essaie en quelque sorte d'arracher le citoyen à l'évidence du sujet consommateur jouisseur de ses droits légitimes. Je pense qu'il y a aujourd'hui un déficit d'espérance parce que le citoyen, ce n'est pas simplement celui qui va voter pour changer de programme politique. Un citoyen, aujourd'hui, c'est peut-être les chanteurs de Nique Ta Mère auxquels on fait un procès politique depuis trois ou quatre jours sans avouer d'ailleurs qu'on leur fait un procès politique. Le rap est une expression politique au sens où, par lui, des gens qui ne l'avaient pas accèdent à la parole. Est-on capable d'essayer de penser la citoyenneté aussi dans un mode de résistance, dans un mode effractif ? Aussi, il faudrait renouer, en politique, plus avec une idée du malheur qu'avec celle d'un droit positif, comme en philosophie il s'agit de nouer quelque chose avec la défection du savoir.

Jean Duflot : Puisque l'on parle de la citoyenneté, je propose que l'on examine la vieille trilogie républicaine, peut-être un peu trop rationnelle, qui fonde la démocratie française : Liberté, Égalité, Fraternité. Sans tomber néanmoins dans l'abstraction, tâchons de préciser ces concepts. Par liberté nous entendons liberté, individuelle, libre arbitre, libre conscience, inscrites dans le droit. Quand nous parlons d'égalité, il faut se poser la question du lieu où se répartissent les chances, les droits et les devoirs, l'État par exemple. Par contre la fraternité c'est la grande inconnue. Comment faire fonctionner la fraternité, ce que l'on appelle maintenant un peu trop vite la solidarité, dans un contexte caritatif, dans un contexte d'amour abstrait, dans un contexte syndical, politique, dans un contexte communautaire. Ne risque-t-on pas de revenir à une forme de tribalisme qui comporte également des dangers ? Par exemple l'histoire de la filia grecque comporte un certain nombre de risques. Il s'agit d'une société d'égaux entre eux, retranchée un peu de ceux qui ne le sont pas. L'idée d'une société fondée sur la fraternité n'est pas exempte du risque de recréer un élitisme, une nouvelle hiérarchisation. Comment mettre en réseau à travers ce thème de la fraternité ? Ne voit-on pas actuellement dans le tissu associatif comme dans les ONG des gens reproduire la concurrence ?

Vers 17h l'équipe du journal et de Génération Chaos propose une projection du documentaire Les temps précaires réalisé par Wladimir Tchertkoff. Ce film pose la question de l'acteur et de l'interprète à travers une mise en relation des différentes crises sociales qui se sont produites en France en 1994 qu'elles concernent les événements du CIP, les « insurrections » des pécheurs ou celle des agriculteurs à propos des accords du GATT.

Clin d'œil par rapport à l'atelier « les citoyens face aux médias », ce film est celui d'un journaliste qui se bat pour une idée du journalisme peu compatible avec les critères d'audimat. Ce réalisateur est actuellement en procès avec sa chaîne pour un deuxième documentaire qu'il a réalisé sur l'Université, le débat porté par ce film ne s'accordant pas avec les préoccupations d'état qui sont celles de créer en Suisse une université privée sur le modèle de la fac Pasqua en France.

Après la projection du film le débat reprend. La parole est d'abord donnée à Jacques Kergoat, représentant les États Généraux du Mouvement Social qui se déroulaient le même week-end à Paris. Le lendemain, l'équipe des Périphériques était invitée à intervenir dans le cadre des EGMS de façon à faire une jonction entre les deux mouvements.

 ?  Y a-t-il une vie après le libéralisme ?

Jacques Kergoat : J'aimerais vous exposer brièvement les raisons qui animent ce collectif des États Généraux du Mouvement Social. Il tire son origine des mouvements de grève de novembre et décembre 95. Lors de ce mouvement, de nombreux intellectuels, à l'initiative de Pierre Bourdieu, avaient soutenu les grèves et l'action des syndicats. Une fois ce mouvement terminé, les questions restaient posées. À ce moment nous avons été choqués du silence assourdissant des organisations politiques traditionnelles de la gauche. Nous nous sommes dits alors que, après tout, ce n'était certainement pas aux seuls experts de tenter d'élaborer des réponses aux questions et qu'il était possible que les gens qui s'étaient sentis concernés par le mouvement social, qui s'y étaient engagés, puissent faire entendre leurs voix. Pour nous ce ne pouvait être aux seuls intellectuels de prendre la chose en charge, il fallait une démarche qui soit beaucoup plus pluraliste. Nous nous sommes donc tournés vers les organisations syndicales, en tout cas vers ceux de leurs militants qui avaient vraiment été présents dans le mouvement social, vers tous ceux aussi qui s'étaient regroupés autour du pôle dit des exclus, de l'appel des « Sans » : sans droit, sans logement, sans papiers, etc. Nous avons essayé d'élargir cette initiative au pôle associatif d'une manière générale, et je dois dire qu'il est vrai qu'à ce moment-là, nous avons eu un écho assez positif à cette initiative. Depuis lors se sont mis en place une série de collectifs dans les départements, dans les villes, qui ont tenté de confronter leurs points de vue. À la suite nous avons fixé des États Généraux le 24 novembre, jour anniversaire du commencement de la grève reconductible des cheminots. Les discussions que nous avons eu entre les États du Devenir et puis les États Généraux du Mouvement Social, depuis un certain temps, font que nous voulons exprimer présentement ce que vous-mêmes avez voulu signifier en décortiquant la racine latine du mot compétition, c'est-à-dire que les deux initiatives ne sont pas du tout en compétition, qu'elles sont au contraire profondément complémentaires, qu'elles vont, je crois, absolument dans le même sens avec des cheminements cependant différents. Voilà ce que je voulais vous dire et puis : bonne continuation pour vos trois jours.

Yovan Gilles : Bien, merci. Et puis demain, on fait la descente comme prévu avec les Périphériques à 18h30 pour aller vous rencontrer. Voilà donc, maintenant, alors, qu'est-ce qu'on fait ?


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Le plasticage des arts plastiques

Le plasticage des arts plastiques - Photo Tessa PolakTessa PolakCécile RomaJérémie Piolat

Christopher Yggdre (Périphériques) : Tout le monde a dû remarquer l'exposition qui couvre le sol du hall avec des photocopies de photos représentant des vues de la ville. Pour des raisons principalement administratives - nous sommes ici dans une salle municipale - nous sommes contraints de la retirer. Cela dit, nous tenions à ce que les personnes qui l'ont réalisée vous en parlent et que l'on puisse en discuter. Cette exposition doit être retirée avant 20h30, c'est-à-dire l'heure à laquelle nous nous retrouvons pour les soirées consacrées à la musique et à la théâtralité avec Génération Chaos. Je passe donc la parole aux auteurs de l'exposition.


Photo : Brendon Ledellioux

Brendon Ledellioux : Nous sommes cinq, Nathalie, Delphine, Ronan, Guillaume et moi-même. Nous sommes étudiants en arts plastiques et en photographie à Paris 8.

Ronan Merot : Après cette discussion, nous vous proposerons d'aller détruire ensemble cette exposition. Les photocopies auraient dû être normalement détruites tout le long des trois jours naturellement, par le fait que les gens marchent dessus et que cette exposition était faite pour être foulée. Mais maintenant...

Brendon Ledellioux : Avec cette exposition, nous avons voulu montrer l'urbanisme actuel, l'état des centres et de la périphérie. Nous avons pris Paris pour exemple : les populations sont retranchées au périphéries, entassées dans des immeubles, des tours gigantesque des cités dortoirs, désespérément sinistres. Nous avons donc photographié ces banlieues. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais nous avons placé à la périphérie du hall ces photos, et en opposition, au milieu du hall des vues du centre, que nous sommes allés photographier dans un deuxième temps. Au centre, nous avons voulu montrer la profusion de bureaux vides, à louer, dont les entreprises ne peuvent plus assurer le loyer. Nous avons voulu mettre en évidence cet urbanisme aberrant.

Delphine Forquet : Nous avons installé cette exposition hier, ce qui a mis beaucoup de temps. Nous étions tiraillés par les ordres et contre-ordres des employés de la salle : tantôt on nous disait que nous avions le droit de le faire, tantôt non... cela dit, nous n'avons pas pu la faire entièrement, nous voulions à l'origine recouvrir entièrement le hall pour que tout le monde marche dessus, là il reste une bande vide sur le bord, ce qui fait que les gens n'osent pas forcément marcher dessus. Pour des raisons de sécurité, selon les employés, les risques d'incendie sont très grands à cause de ce papier qui est par terre, nous sommes obligés d'enlever ces photos. Si on ne se soumet pas à ces consignes, nous serons virés.

Christopher Yggdre : Nous voulions aussi garder une trace de cette exposition en la filmant, et en filmant sa destruction. On espère qu'ils ne nous vireront pas à 18h30 pile.

Un participant : Personnellement, je crois que toute la société, à l'heure actuelle, est basée sur la peur. Si l'on prête le flanc à la peur, c'est la perte de tous. On n'a pas à obéir à ce type d'injonctions. L'obéissance, c'est le début de la capitulation. S'ils interdisent cette exposition, et nous mettent dehors, on continue la manifestation dehors. Et alors ? Si on commence à avoir peur c'est fini. À l'heure actuelle, la société s'organise en un ordre mondial. C'est-à-dire que demain, si nous commençons à avoir peur, à céder aux pressions, nous serons tous des esclaves. C'est clair, c'est net, tout est à l'œuvre pour cela à l'heure actuelle. Nous devons commencer à établir notre souveraineté, c'est-à-dire à faire ce que l'on veut parce que notre conscience le dit, à ce moment-là on sort du système, on sort du pouvoir, on ne reconnaît plus le pouvoir. Et c'est le début d'une société nouvelle, et je pense que nous sommes là aujourd'hui pour commencer à la créer.

Un autre participant : Bravo ! Je suis entièrement d'accord avec ce qu'il vient de dire, je suis contre le fait de subir un pouvoir quel qu'il soit. Mais en l'occurrence, je crois que là c'est différent, c'est une question d'ordre pratique. Je pense que les personnes responsables de la salle sont chargées de faire respecter un certain nombre de normes qui sont établies, un carcan bien établi. Ils ne peuvent pas faire autrement que de les faire respecter. Je ne crois pas que nous soyons en mesure de refuser. De plus, si l'on nous met dehors demain sur le parvis, nous risquons d'avoir froid. Je crois que ce ne sera pas terrible, ça sera peut-être bien pendant une heure ou deux, mais après... pour éviter ce genre de contre-temps, même si nous pouvons discuter sur ce que vous venez de dire - et là encore, il y a matière à discussion - je crois qu'il serait quand même bien de la détruire.

 ?  Comment sortir du statut de consommateur en politique ?

Une participante : En arrivant, j'ai été frappée par le fait que, lorsque nous sommes arrivés, la jeune fille qui nous a accueillis nous a dit que nous pouvions marcher dessus. Je trouve que c'est formidable d'avoir eu ce culot. Marcher sur des photos, ça fait sacrilège. Je crois que ça serait très agréable de les détruire justement. On peut mettre beaucoup dans un acte de destruction. C'est très bon ce que vous avez fait.

Un participant : Je crois que cet acte peut justement symboliser la destruction de toutes ces cages à lapins que l'on trouve en périphérie et d'un urbanisme conçu depuis des dizaines d'années avec une planification bien établie qui détermine à quel endroit et dans quel cadre les gens travaillent, vivent, et consomment. Il y a beaucoup de questions à ce propos. Pourquoi cette organisation qui réduit chacun qui travaille à prendre chaque matin sa voiture pour faire cinquante kilomètres et brûler trois, quatre litres d'essence par jour pour aller se retrouver devant un ordinateur, pour revenir dans sa cage à lapins le soir, en passant par le centre commercial ? C'est une très bonne initiative de marcher là-dessus et de détruire finalement ces archétypes, cette politique de l'urbanisme.

Un autre participant : Je voudrais exprimer un malaise que je ressens. Je ne voudrais pas mettre en cause la suite des journées, mais si la municipalité met les menaces à exécution et ferme la salle, nous sommes face à un diktat. Nous ne sommes pas dans une salle privée, elle appartient à tous les gens qui vivent dans le quartier, c'est un lieu de vie. La raison invoquée est une fausse raison, les papiers collés au sol ne sont pas plus inflammables que le parquet en bois sur lequel nous posons nos chaises et les tables sur lesquels nous travaillons. On ne nous a pourtant pas demandé d'enlever le parquet. Pourquoi alors enlever les photos ?

Christopher Yggdre : J'aimerais juste préciser que, hier, l'exposition ne devait tout simplement pas avoir lieu, même si elle avait été déjà installée. Il a fallu s'adresser directement au cabinet du Maire pour trouver un compromis. On espérait pouvoir en rediscuter et la conserver tout au long des trois jours. Les écarts entre les normes institutionnelles, établies par les textes et la réalité d'une manifestation sont énormes. En ce moment même la configuration que nous avons donné à la salle n'est pas conforme aux textes. S'il fallait respecter à la lettre les textes, ce type de réunion publique ne serait sans doute pas possible. Une personne responsable m'a dit une chose très révélatrice : « ce n'est pas notre culture ce genre d'expositions ». C'était la première fois que des gens se permettaient de faire une exposition au sol. Je pense que c'est important que des choses comme cela puissent exister et puissent prêter à des discussions comme celles-ci. Nous pourrions trouver une forme de protestation dans le fait d'en garder une trace, et une trace vivante.

Marc'O : Je pense qu'il faut donner suite. C'est peut-être vrai que les normes de sécurité ne permettent pas cette exposition, mais il y a beaucoup d'endroits comme ça, où des choses pareilles arrivent, voire pire. Délibérément la mairie laisse avoir de la part de son personnel un type d'attitude de ce genre. Je crois que ce n'est pas tolérable, on ne s'en prend pas à l'employé qui peut-être a des justifications, mais il faut le faire savoir et ne pas laisser passer cela. Je propose ceci : puisque vous voulez le détruire, on le détruit, on ramasse ces papiers, on en fait un paquet que l'on envoie à la mairie en faisant part de ce qui s'est passé.

Cristina Bertelli (Laboratoire de Changement) : Je propose que ceux qui veulent aider à déchirer les papiers se lèvent et que ceux qui veulent rester continuent le débat. Ou alors, votons !

Brendon Ledellioux : Je ne pense pas que ce soit une question de vote. C'est une question de parti pris personnel et il n'y a pas de vote à avoir. Chacun fait comme il veut.

Ensuite, après des discussions informelles, la plupart iront déchirer l'exposition dans le hall. Vers 20h30 intervient Génération Chaos avec les interventions musicales et théâtrales sur les États du Devenir et Citoyens en France suivies de Musique/Danse Overflow.


Photo : Tessa Polak

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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 25 avril 03 par TMTM
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