Les périphériques vous parlent N° 7
NOVEMBRE 1996
p. 34-35

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La barbarie dans le discours

Avec la barbarie nous entrons en plein dans la philosophie, quitte à mettre les pieds dans le plat, mais en faisant un détour par « le pays de l'idiotie ». Car la Barbarie est le nom que nous donnons à ce pays peuplé par des idiots quand Lacan affirme : « je ne m'adresse pas à des idiots », à ceux qui n'usent pas du même idiome.

Nous avons appelé Philosophie Debout un appel à penser par tous les moyens possibles, et pour ce qui nous concerne, penser signifie en appeler à la théâtralité, à la musique, à la danse. La philosophie debout c'est, encore, sur une scène, un certain régime de vérité propre aux corps, à la texture musicale, à la parole, au souffle.

La question est la suivante avec « la philosophie debout »: qu'est-ce qui est donné à voir de la philosophie dans le cadre du vivant ? Comment la pensée se dépense-telle sur une scène ?, et nous y revenons : De quoi donc des corps seraient-ils capables sur une scène ? Un corps n'est ni un dehors, ni un dedans, mais quelque chose qui se meut à l'intersection des deux dans une profondeur de champ.

Yovan GillesSébastien Bondieu
Photo : Florent Maillot

Le sérieux de ces questions ne s'imposant pas d'évidence, j'userai donc d'un ton badin de circonstance en me référant à quelques piques très lapidaires de philosophes.

Tout d'abord, il y a la boutade de Nietzsche lorsque celui-ci raille les philosophes « cul-de-plomb ». Il corrige Flaubert affirmant que l'« on ne peut écrire que assis », ce à quoi il répond par ce saut : « Les seules pensées valables sont celles qui vous viennent en marchant ». En quoi le choix de la posture à l'instar de celui des mots, serait-il donc aussi décisif ? En quoi le philosophique implique-t-il une telle « hygiène posturale » du discours ? Cette exhortation à la marche n'est pas simplement métaphorique, c'est la pensée revendiquant une sorte de rapport privilégié au sensible.

La pensée « cul-de-plomb » fait allusion à une arrière-pensée à l'œuvre qui double la pensée et qui inscrit des signes spéciaux sur un « corps philosophique ». Je ne veux pas dire que le philosophe aurait à choisir entre la chaire ou la chair. La pensée sise n'est quelque chose dont on peut rire facilement. Le penseur de Rodin à la tête devenue lourde à mesure qu'il s'empêtre dans son propre monologue intérieur, stigmatise un logos paradant dans la pose, la lourdeur monumentale d'une tête de philosophe, singulièrement hypertrophiée, dont le bras doit carrément supporter le poids, sans quoi peut-être s'écraserait-elle au sol entraînant dans sa chute le corps du cogitant.

Alors je reviens à Nietzsche pour lequel danser est un mode effractif d'entrée dans la philosophie, une danse qui se munit d'outils ostensifs à l'instar de cette « philosophie à coup de manteaux » ouvrant les arènes de la pensée à la Barbarie.

Brecht, à son tour, définit la philosophie en terme « d'agon » : « la philosophie est l'art de recevoir et de donner des coups dans un combat ». L'« agon » ce n'est pas seulement la scène du conflit, l'affirmation virile du combat comme stimulant de la connaissance, mais c'est le lieu où la pensée - qui avait chassé le pathos loin d'elle - s'en ressaisit, maintenant, comme désir, au point pur du corps à corps, de la friction avec le réel. L'agressivité n'est pas ici motivée par la haine de l'autre : l'autre, c'est le partenaire d'un jeu qui est combat. L'adversaire n'est pas celui qu'il faut abattre, c'est celui qu'il faut éblouir. Et le caractère ludique du combat est ici le ressort d'un désir de savoir qui déborde les règles de production des énoncés. Philosopher c'est quelque part en venir aux mains, c'est en venir à l'affrontement. Dans affrontement il n'y a pas seulement l'idée du mouvement belliqueux, il y a l'« affront », l'affre à l'endroit du front du Savoir majuscule, volonté d'émajusculer le maître-mot.

Étrange débordement de la pensée qui est excès même, et comme telle a du mal à se contenir dans les limites du langage. C'est là le comble de l'excentricité, la présence parmi nous du philosophe comme figure de l'excentricité. Mais le discours excentrique est d'abord démarquage par rapport à un centre du discours, discours excentré opérant une différence au plan tonal d'avec le ton qui affiche des effets de maîtrise et une sorte de subjugation pour le pouvoir qui est le sien. Le discours ex-centrique, à la périphérie du centre, n'est occupé qu'à résister à la force d'inertie qui veut l'y ramener. Cette force d'inertie qui veut rapatrier la philosophie vers le centre, dans l'orbe du bon ton, n'est pas l'attraction qu'exerce sur elle le pouvoir et la gloire, c'est une force d'inertie qui travaille plus en deçà. La vogue philosophique actuelle est dans l'impasse : comment nous les philosophes allons-nous dispenser du sens à ce peuple en attente de philosophie, nous qui sommes maqués avec Sophie ? Mais nous ne sommes pas dupe de leur jeu à tous ces maquereaux de la sagesse qui font écran sur l'écran « d'une heure pour réfléchir à des problèmes de société ». Pendant ce temps le discours excentré s'emploie à parcourir sa propre marge, en avant de lui-même et tout entier tendu vers cet ailleurs qui le possède.

La philosophie doit pouvoir s'abandonner à la danse, non pour goûter à son vertige, mais pour se tenir debout dans le vertige qui est aussi le sien. Car le savoir est possédé par un ailleurs, l'ailleurs que forme en lui le non-savoir. Ce non-savoir n'est pourtant pas l'ignorance à laquelle le savoir remédie : la défection permanente du savoir comme question à retordre dans tous les sens du possible.

Yovan Gilles


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