Les périphériques vous parlent N° 9
hiver 1997/98
p. 6

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QUELLES PRATIQUES DÉMOCRATIQUES POUR LA VILLE ?

ENTRETIEN AVEC PATRICK BRAOUEZEC

À l'heure où la politique a trop souvent affaire au règne des petits malins et à une pensée unique s'affichant sous la forme d'un consensus démocratique mou, Patrick Braouezec, Député-Maire de Saint Denis, redéfinit le rôle et la pratique du politique et s'interroge sur la place du public dans la « chose » publique.

Les périphériques vous parlent : Le chômage, en France, augmente. Dans d'autres pays, quand le chômage baisse, la précarité augmente au point que, nous disent les statistiques, 40 % de la population en Angleterre et aux États-Unis se retrouve précarisée. Ces dernières années, en particulier en France, une prise de conscience très large contre les méfaits du néolibéralisme a émergé. Les dernières élections en France et en Grande-Bretagne ont enregistré cette inquiétude. Mais les politiques menées pour sortir de cette situation et, en même temps, le choix fait par les gouvernements de conformer le pays aux critères imposés par la libéralisation des marchés à l'échelle mondiale, crée des contradictions inextricables. Pensez-vous qu'un autre type de politique soit possible ?

Patrick Braouezec : Dans les études récentes, tout confirme qu'au-delà des chômeurs déclarés il y a un nombre de personnes dans des situations de non-emploi bien plus grave qu'on ne le pense. Des gens ne se trouvant pas dans des situations de précarité visible, vivent dans des situations de précarité individuelle importante, subvenant à leurs besoins par des petits boulots, du travail au noir. La précarité dépasse largement le recensement des chômeurs. Les résultats des dernières élections en Grande-Bretagne et en France ont manifesté un rejet des politiques ultra-libérales, mais n'ont pas pour autant non plus déterminé un choix de rupture. Je ne suis pas sûr que le vote Blair et Jospin soient significatifs d'une prise de conscience sur des alternatives plus profondes par rapport au libéralisme capitaliste ambiant, alors que des alternatives à ces politiques économiques existent. Elles nécessiteraient véritablement une remise en cause de l'utilisation de l'argent. Non pour en revenir au dogmatisme du pouvoir de l'État et à une sorte de « remake » de ce qui s'est passé dans les pays de l'Est, mais pour instaurer un contrôle à la fois citoyen et public de l'utilisation de l'argent, qu'il soit d'ailleurs public ou privé. À la limite, pour moi, ce n'est pas l'économie de marché qui est à remettre en cause. Soit, elle existe, et il serait très compliqué aujourd'hui de vouloir revenir en arrière. Les entreprises sont là pour faire des bénéfices et des profits. Quels contrôles met-on en place sur leur utilisation ? Contrôle citoyen des salariés d'entreprise, contrôle citoyen des habitants d'un quartier dans les villes ou, encore contrôle public de l'État en tant que garant d'une philosophie d'intérêt général. Il y a des contradictions, mais elles ne sont pas inextricables, elles peuvent être levées à partir du moment où la question clef de l'utilisation de l'argent est désignée en tant que telle et que l'on offre d'autres perspectives que celles qui sont en vigueur aujourd'hui. Un autre type de politique sera possible à partir du moment où l'on se donnera les moyens de ce contrôle et que l'on orientera l'argent vers ce qui est de l'ordre de l'intérêt général, de l'utilité sociale et publique afin que la rentabilité sociale prenne le pas sur une rentabilité financière immédiate ou personnelle.

P.V.P. : Quand on évoque la citoyenneté, on se réfère le plus souvent à des droits et des devoirs se rapportant à la démocratie. Quel est votre sentiment à ce propos ?

P.B. : Pour ma part, j'en ai un peu plus qu'assez d'entendre parler des devoirs. Je serais tenté de dire que la seule notion à laquelle on pourrait effectivement rattacher la citoyenneté, c'est celle de droit, parce qu'elle implique celle de devoir. Je ne connais pas de droit sans devoir et il y a une sorte de redondance lorsqu'on les associe. La notion de droit pour moi induit également celle de devoir à partir du moment où il est question d'égalité. Mais est-ce peut-être là le problème. On se rend bien compte, aujourd'hui, que, tant que l'on ne traite pas les citoyens sur un plan d'égalité, on est tenté de séparer les droits des devoirs. En évoquant la citoyenneté en termes d'égalité de droits, ceux-ci induisent un certain nombre de devoirs qu'il est inutile de préciser. Mais lorsque les gens sont privés d'un certain nombre de droits, il est tout à fait normal que dans le cadre d'une loi, par exemple, on évoque aussi les devoirs, puisque privés de droits, les gens peuvent se permettre effectivement des dérogations, donc des déviances, les amenant à ne pas respecter les devoirs. La citoyenneté, pour moi, ne peut pas se décomposer en considérant qu'on aurait d'une part des citoyens à part entière, d'autre part des citoyens dont on a besoin de temps en temps et puis, enfin, des sous-citoyens qui sont là dans le paysage social, politique ou urbain, avec lesquels il faut bien faire, mais qui, en aucun cas, ne seraient de véritables citoyens.

Beaucoup d'hommes politiques suivent l'opinion, mais le champ du politique n'est pas le champ de l'opinion.

P.V.P. : Dans une société où chacun est considéré plus comme un consommateur sur le marché que comme un citoyen dans la cité, devenir un citoyen n'implique-t-il pas la fondation de nouvelles pratiques culturelles seules capables de changer les pratiques politiques ? À ce propos, comme le souligne Marc'O dans son article, le physicien Ilya Prigogine dans son livre La fin des certitudes avance trois supposés fondamentaux à la démocratie : la liberté humaine, la créativité et la responsabilité. La question est : les citoyens peuvent-ils aujourd'hui exercer ces droits, en particulier ceux donnant accès aux possibilités de la créativité et de la responsabilité ?

P.B. : Je me retrouve assez bien dans les trois supposés avancés par Prigogine. J'en ajouterai peut-être un ou deux concernant encore la question de l'égalité. Beaucoup de gens aujourd'hui se gargarisent du mot démocratie, l'utilisant en soi. Or, tout le monde peut se réclamer de la démocratie. Mais une démocratie qui ne repose pas sur des contenus et des valeurs, n'a aucun sens. Je dirais qu'à la limite, la démocratie peut provoquer des exclusions. Quand on propose, par exemple, d'installer dans un quartier un foyer d'immigrants ou l'antenne d'un hôpital psychiatrique, que l'on va vers la population pour lui présenter le projet et que l'on croit honorer la démocratie parce que les gens disent : « Non ! Nous avons suffisamment de problèmes, on n'en veut pas », on se trouve peut-être dans un exercice démocratique, mais cette démocratie ne repose sur rien. La démocratie peut se révéler complètement réactionnaire, elle n'a pas en soi de vertu progressiste, tout dépend du contenu qu'on lui donne. Il me paraît donc utile de dire que la démocratie requiert des présupposés fondamentaux. Si l'on veut que la démocratie ait un sens et n'exprime pas une vision passéiste de la société - mais une dynamique permettant de penser l'avenir -, il nous faut recourir à la créativité.

Par contre, je voudrais que l'on se comprenne bien sur la notion de responsabilité. Veut-on dire par là que l'on expulse de la citoyenneté des gens jugés irresponsables ou n'ayant pas toutes leurs facultés pour être considérés comme responsables, par exemple les handicapés ? Des personnes dans des situations personnelles difficiles et dont on pourrait affirmer qu'ils sont responsables de leur situation, devraient-ils pour autant ne pas être considérés comme des citoyens à part entière ? On peut être citoyen quelle que soit sa situation sociale et personnelle. Il ne faut pas considérer que l'irresponsabilité, en tout cas la non-responsabilité, serait un obstacle à la citoyenneté. Par exemple, la marginalité doit être intégrée comme une certaine réponse aux problèmes auxquels la société est confrontée. Même si l'on se situe dans un rapport conflictuel avec tout ce qui est institutionnel : comment justement intégrer ce conflit dans un projet de société ? De même, ce n'est pas parce qu'on est sans logement et sans travail, qu'on n'est pas citoyen. Je ne suis pas d'accord avec des discours qui fixent une base minimum pour être citoyen. Aussi, suis-je méfiant par rapport à une notion de responsabilité qui peut être aussi synonyme de culpabilisation. Cela précisé, être responsable de ses actes, les assumer, est effectivement un moyen d'être citoyen à part entière.

Out of Avignon, photos : Tessa Polak Kathrin Ruchay Anne Calvel Jérémie Piolat Sébastien Bondieu P.V.P. : Ne pensez-vous pas qu'il y ait aujourd'hui un besoin impératif de créer de nouveaux rapports entre les citoyens et les responsables politiques ? Comment faire pour éviter, en particulier, une gestion bureaucratique des situations sociales, aboutissant en fait à une réglementation des affaires publiques sans le public ? D'autre part, en tant que Maire de Saint Denis, quelle démarche préconisez-vous dans votre ville pour donner à ce mot de « citoyenneté » une réalité sur le terrain ?

P.B. : Ce besoin est plus qu'impératif. Je crois qu'il y a besoin surtout de construire la politique. Non la politique partisane, mais la politique en tant que réflexion, énoncés, confrontations et perspectives de société. Je crois qu'il faut surtout redonner au politique un nouveau cadre de responsabilité. Je tiens à dire, par exemple, que l'on vit aujourd'hui dans un système politique dans lequel l'économie détermine les choix politiques. Il y a primauté de l'économie sur le politique, de toutes les pensées financières, monétaires, économiques sur la pensée d'une société dans sa dimension politique, dans son organisation et sur la place de l'homme dans cette société. Par ailleurs, si les citoyens considèrent actuellement que le pouvoir n'est plus entre les mains des politiques, à quoi bon essayer de créer une nouvelle relation entre le citoyen et le politique ? Si le pouvoir échappe aux politiques eux-mêmes, à quoi sert-il ? Si le pouvoir est ailleurs, on leurrerait même alors le citoyen, en l'amusant à vouloir créer un nouveau rapport avec le politique. Ce serait un grand miroir aux alouettes.

D'autre part, comment éviter une gestion bureaucratique des affaires sociales ? À Saint-Denis, nous nous interrogeons souvent sur ce que veut dire « public ». Le mot public dans service public exprime une relation au public. Certes. Mais quel public et pour quoi faire ? Comment associe-t-on le public à une réflexion sur l'évolution, par exemple, du service public ? À Saint-Denis, nous associons le public - mais sans doute pas encore suffisamment - à cette réflexion. Si l'on veut que le service public, les affaires publiques, la fonction publique, aient un avenir, faisons en sorte que le public se sente concerné par cet avenir. Comment ne pas considérer les gens comme des clients, mais comme des personnes qui ont intérêt à ces services ? Dans la fonction publique territoriale, le seul moyen que je connaisse est de faire en sorte que le citoyen soit suffisamment informé et sollicité en amont de toute décision, de tout choix et qu'il ait les moyens de vérifier que l'option prise a été véritablement mise en œuvre. Ceci, bien évidemment, en liaison avec des objectifs que l'on définit ensemble autour d'une orientation politique forte, si l'on ne veut pas d'une démocratie en creux qui servirait de réceptacle à tout et n'importe quoi et dans laquelle c'est bien souvent le groupe de pression le plus fort qui finit par triompher. En aucun cas, la politique publique ne doit être à géométrie variable, une sorte de programme préélectoral bientôt suivi par un certain pragmatisme et réalisme après les élections.

Je prends ici l'exemple de la désectorisation de l'hôpital de Ville-Évrard, avec la création d'une antenne psychiatrique. Au niveau du contrat d'action communale, on a défini de façon claire le fait que l'on est contre les exclusions, contre la mise à l'écart d'une quelconque partie de la population. Dès lors que l'on a une possibilité de créer une antenne locale permettant à des gens d'être hospitalisés dans le secteur où ils habitent, nous nous trouvons dans la concrétisation d'une orientation fondamentale. Et ce n'est pas parce que le citoyen lambda vient crier un peu plus fort que les autres pour dire qu'il n'est pas d'accord avec ce projet, que l'on se doit d'oublier cette visée fondamentale. Lorsqu'on dit aujourd'hui que la démocratie doit s'appuyer sur l'intervention des citoyens dans la gestion publique, il faut faire aussi attention à ne pas tomber dans une sorte de « démocratisme » sans valeurs, sans principes, sans repères. Il ne peut s'agir de dire comme certains par opportunisme ou par « réalisme » : « eh bien, oui, mais la population, elle veut cela ». J'ai toujours dit que je ne serai jamais Maire d'une ville où la population serait majoritairement raciste. Si la population ne veut pas de handicapés ou de gens de « couleurs » dans un quartier ou dans une ville, est-ce que cela est juste ? Non. La citoyenneté n'est pas creuse. Être citoyen, ce n'est pas simplement intervenir dans la vie publique. Ce point de vue est complètement étroit, étriqué, corporatiste, il évite de voir ce qu'il y a « à côté », de comprendre une démarche de ville et les problèmes qui se posent à l'échelon planétaire. Au niveau du politique, il faut être capable d'illustrer les problèmes des gens dans un quartier à travers une politique et une vision plus large des choses. Le cas échéant, les politiques ne servant à rien, il vaudrait mieux alors avoir des techniciens au pouvoir se contentant de réaliser les souhaits des populations.

Pour ce qui nous concerne à Saint-Denis nous avons créé des lieux, des structures plus ou moins formelles - sans vouloir trop les institutionnaliser -, et qui permettent aux habitants de la ville de venir débattre, s'exprimer, proposer. Il s'agit des douze démarches quartiers que l'on a mis en place dans la ville sous la responsabilité d'un adjoint. Je dis « sous la responsabilité » parce que, par rapport à ce que j'ai dit précédemment, il est important de donner des orientations, de faire partager des convictions, de dire dans quel sens « va » la ville. À partir de là, les gens s'expriment en toute liberté, créativité, responsabilité. Il n'y a pas de monopole, personne ne compte plus qu'un autre. Rajoutons encore que ces démarches quartier participent d'un découpage géographique, territorial, qui tient compte des histoires des quartiers. Mais, en même temps, nous veillons à ce qu'il y ait des regroupements entre les quartiers, de façon à avoir aussi des échanges entre des gens qui vivent dans des conditions différentes en terme d'habitat, cela pour prévenir tout découpage social.

De l'intégration.
Il faut faire attention à ne pas se désintégrer dans l'intégration. Celui qui est trop intégré dans la société n'a guère de chances de la changer.

P.V.P. : Cette démarche a donc moins pour but de recueillir les doléances des habitants, que d'associer la population à la compréhension des choix politiques de la ville et d'en débattre avec eux.

P.B. : Y compris sur des choix d'aménagement qui les concernent directement. Quand on présente un projet à des démarches quartier, la population le transforme avec ses remarques et ses propositions d'amélioration. Ce qui ne signifie pas que toutes les propositions sont retenues. Par exemple, quand vous jugez qu'il faut désenclaver un quartier parce que toutes les entrées sont tournées vers l'intérieur et non pas vers l'extérieur, il y a des gens qui vous diront :; « mais on est plus tranquilles ainsi ! ». On a alors intérêt à réfléchir à une conception d'ensemble de la ville, en considérant qu'un quartier doit être pénétrable au reste de la ville. Il s'agit d'une philosophie de fonctionnement de la ville. Autant vous pouvez prendre en considération un certain nombre de remarques, de critiques, de propositions qui ne sont pas contradictoires avec un choix fondamental, autant, à partir du moment où les propositions expriment des contradictions fortes par rapport à ce choix fondamental, il ne faut pas céder.

P.V.P. : Aujourd'hui, l'exigence d'être partie prenante de la cité, de s'impliquer dans le politique, est largement répandue. Croyez-vous qu'il s'agit d'une donnée nouvelle traduisant un besoin qui s'est amplifié depuis 6 ou 7 ans, ou d'une relation entre la politique et le citoyen qui n'a jamais vraiment réussi à s'instaurer ?

P.B. : Je pense que c'est un peu les deux. On a fonctionné pendant des décennies dans un système politique complètement cloisonné, très structuré, qui avait d'ailleurs ses raisons d'être : bloc contre bloc, classe contre classe; tout y était assez manichéen, avec une sorte de bipolarisme politique très fort entre les forces de droite et de gauche. L'éclatement des pays de l'Est a ouvert sans doute un champ politique tout à fait neuf. Aujourd'hui, on peut tous faire le constat - quand on est un peu honnête au plan intellectuel et politique - de l'échec de l'ensemble des systèmes, que ce soit le système social-démocrate, le système capitaliste, qu'il soit d'ailleurs libéral ou non-libéral.

On a sans doute à travailler sur un modèle politique, enfin plutôt une perspective politique, un projet politique qui tiennent compte à la fois des contradictions fondamentales qu'il y a dans le système actuel capitaliste et des errements de ce qui a été mis en place au nom d'une certaine philosophie, d'une certaine idéologie, et qui a pour moi été complètement détournée. Cela suscite un espace citoyen tout à fait neuf. Cet espace d'ailleurs a été sacrément alimenté récemment par des mouvements sociaux qui n'ont jamais été maîtrisés politiquement. Ni maîtrisés, ni d'ailleurs « 'utilisés » au bon sens du terme, en terme de projet politique. À mes yeux, personne n'a tiré les conséquences politiques des mouvements de novembre/décembre 1995, ni de février 1997 autour de la loi Debré. Personne n'est capable aujourd'hui de savoir ce qui s'est passé fondamentalement autour de ces mouvements, de quoi ils étaient porteurs, de quelles exigences ils se réclamaient, si ce n'est qu'il y avait une véritable volonté de la part de ceux qui ont été dans ces mouvements d'être partie prenante de l'avenir. Mais il faudrait aller jusqu'au bout de ces démarches. Comment ces mouvements ont-ils créé une citoyenneté nouvelle par rapport au politique et à la politique ? Comment, sans les détourner, sans les instrumentaliser, est-il possible de les intégrer dans un projet politique dont ils pourraient être complètement partie prenante ? Mais comment aussi cette poussée sociale pourrait à tout moment vérifier qu'elle n'est pas détournée de son projet initial ? Tout cela nécessite que les partis politiques traditionnels fassent leur révolution interne. S'ils n'en sont pas capables, cela voudra dire que la forme « parti » est dépassée et qu'il faudra créer donc un mouvement politique ou un espace politique à la fois garant d'un certain nombre de perspectives et suffisamment souple pour accueillir des gens qui visent à cela, mais qui ne sont pas engagés de la même manière.

P.V.P. : Le devenir citoyen n'implique-t-il pas de la part des Institutions (État, Régions, Municipalités), ce devoir primordial de garantir à l'ensemble de la population l'accès à la citoyenneté en mettant à sa disposition des lieux de production, de recherche, de formation qui seraient reconnus comme nécessaires à l'expression de la citoyenneté ? Ne pensez-vous pas que la demande de tels espaces auprès des institutions publiques ou privées pourrait constituer une revendication politique légitime ?

P.B. : Oui, tout à fait. Je ne sais pas si c'est un devoir primordial, en tout cas, donner les moyens à la citoyenneté de pouvoir effectivement s'exercer, c'est un devoir, une responsabilité particulière de tous ceux qui composent l'appareil d'État. On naît citoyen, mais la citoyenneté pleine et entière nécessite un minimum de formation d'information. Mais, aujourd'hui, ni au niveau des appareils d'État, ni au niveau des médias, nous n'avons la volonté de cette information et de cette formation du citoyen à la pratique de la citoyenneté. Quels lieux faudrait-il inventer ? Est-ce des lieux en soi, des lieux formels ? Ce n'est pas forcément cela.

P.V.P. : Il n'y a pas tellement de maître à penser la citoyenneté qui pourrait nous dire comment devenir un citoyen. Aussi ne s'agit-il pas plutôt d'une auto-formation ?

P.B. : Je me rends compte que le fait de mettre les gens en situation de réfléchir non pas simplement sur leurs problèmes personnels, mais aussi sur le devenir de la ville et de faire en sorte qu'ils soient citoyens à part entière, fonctionne bien à travers les rencontres que nous avons mis en place. Être un citoyen ce n'est pas uniquement être accroché à ses problèmes personnels (qui peuvent être traités au demeurant dans d'autres lieux), mais être partie prenante d'une citoyenneté, être moteur du devenir de la ville. Sans doute faut-il créer ces lieux, mais je ne sais pas s'il s'agit de lieux permanents ou fonctionnant à des moments particuliers. En tous cas ils devraient permettre à des gens d'y venir, sans que ceux-ci aient à décliner leur statut, lieux, encore, où les gens compteraient pour ce qu'ils sont.

P.V.P. : Quelle signification donnez-vous au fait que la ville de Saint-Denis accueille le premier Forum des Villages du Monde l'année prochaine ?

P.B. : Compte tenu de tout ce que je viens de dire, j'aimerais savoir si ce que l'on met en place à Saint-Denis a des échos ailleurs$. Se passe-t-il des choses similaires ou différentes que l'on pourrait réutiliser en termes de pratiques de citoyenneté, de pratiques alternatives aux processus en cours dans la société ? Deuxièmement, je crois que l'on ne peut plus se cantonner à une critique du système actuel - serait-ce une critique propositionnelle -, sans avoir parallèlement de véritables pratiques qui remettent en cause justement les processus dans lesquels on est impliqué. Il ne suffit pas d'être seulement dans le domaine du discours, de l'idée et de la volonté. Il faut être dans le domaine de la mise en œuvre de pratiques alternatives, de pratiques qui viennent se confronter aux idéologies dominantes. Nous nous heurtons à la loi de l'argent, à des idéologies financières fortes. Aussi il me semble important d'avoir des liens étroits entre différentes communautés, « villages du monde », entre collectifs qui ont une légitimité soit par le biais d'une élection, soit par le fait qu'ils se sont donnés leurs propres bases démocratiques, et qui sont suffisamment représentatifs d'une expression collective pour dire : il y a un autre sens à donner à l'avenir de cette société. On ne peut pas simplement vivre dans une sorte de quête, de quémander continuellement auprès des États d'autres rapports nord-sud, d'autres rapports est-ouest ou d'attendre des États quelque chose qui viendrait d'en haut. La meilleure façon de prouver aux États qu'il y a des politiques différentes, c'est de leur montrer qu'il y a des collectifs différents partout dans le monde qui sèment contre leur philosophie, d'autres manières de penser. Peut-être alors un jour ces contre-pouvoirs, ces alternatives seront suffisamment fortes pour effectivement provoquer une véritable alternative qui, au niveau du pays, des régions, des États, deviendra crédible. Pour ces raisons, il est bien que les Fora se tiennent à Saint-Denis.

Entretien réalisé par Federica Bertelli
avec la collaboration de Yovan Gilles


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 25 avril 03 par TMTM
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