Les périphériques vous parlent N° 11
printemps 1998
p. 2

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Édito

Dans le dernier numéro, notre intention avait été de relater une rencontre avec le sport, une rencontre à laquelle la philosophie, l'artistique, « le » politique (que nous différencions de « la » politique), étaient conviés. Sortir des cloisonnements entre disciplines n'est pas facile, surtout lorsque s'établit une séparation qui semble aller de soi entre « disciplines de l'esprit », d'une part, et expressions corporelles, d'autre part. C'est ce que nous avons pourtant tenté de faire : en premier lieu, de donner une idée du sport qui n'est pas celle que mettent en scène les grands médias quand il n'est question que de sponsors, de culte du champion et de la performance pour la performance... Ces aspects, s'ils expriment néanmoins la réalité du moment, font écran à l'activité sportive qui a aussi son théâtre de la connaissance. C'est pour cette raison, entre autres, que le sport est susceptible de rencontrer la philosophie, le politique, la théâtralité, la musique quand, dans tous ces domaines, des voix s'élèvent pour dire : « il y a des choses que nous ne pouvons comprendre qu'à la condition d'aller voir ailleurs, parfois au plus lointain de ce que nous sommes et de ce que nous faisons ».

On observe aujourd'hui les signes d'une mutation dans les activités physiques. La recherche du résultat, évalué en terme de performance “mesurable”, domine le sport moderne. L'invention du chronomètre par exemple participe de cette logique où tout est quantifiable. Sans chronomètre on ne peut établir un record de cent mètres et sans record de cent mètres on ne peut distinguer un bon athlète d'un moins bon. Pour que cette conception du sport se développe et soit effective il a fallu réunir deux conditions, l'institutionnalisation des pratiques sportives et l'établissement d'un système de mesure. A contrario, on voit aujourd'hui émerger une autre attitude sportive, celle d'individus qui ne se réfèrent plus uniquement à des normes qui leur sont imposées et qui génèrent à travers leurs pratiques leurs propres critères d'usages et d'évaluations. Quand on ne veut pas seulement faire du sport mais faire le sport, être un acteur de l'organisation et pas simplement être organisé dans le sport, être créateur et non pas usager d'un dispositif, on devient, pour moi, citoyen et co-organisateur d'un ordre social.

Yves Renoux

Il nous a semblé qu'à partir du moment où l'on redonnait au mot compétition, le sens étymologique de chercher ensemble plutôt que celui d'élimination de l'autre, il était alors possible de voir le sport autrement (la métaphore est par ailleurs très riche par rapport à la situation sociale). Les réactions suscitées par le dernier numéro, de la part bien souvent de sportifs eux-mêmes, nous montrent que cette vue est loin d'être marginale quand on voudrait lui opposer la réalité implacable du sport de haut niveau obnubilé par la disqualification et la sélection dans un univers qui ne considère que deux types humains : les gagnants et les perdants.

On dira, et on le sait : il faut des perdants et des gagnants pour qu'il y ait du spectacle ; nous nuancerons, disons plutôt, de l'image spectacle. Le sport en cela, c'est tout un système de grandeurs qui s'organise autour du score, du classement, du record à battre... Tout cela ce sont des chiffres. Tout cela domine, certes, et il ne sert à rien de pleurer là-dessus. Mais le sport, c'est aussi le geste artistique, le moment de vérité qui est celui de la performance accomplie, c'est le geste de démesure. Comme le dit si bien Gibus de Soultrait à propos du surf, le geste de glisse nous met en présence d'un « art » - c'est le mot juste -, un art qui a ses maîtres, un art qui produit ses métaphores, mais un art qui court aussi le risque de se rendre aveugle à lui-même dès lors qu'il se voue uniquement à la compétition acharnée où il ne s'agit plus que de courir après des points. A ce propos, le fameux surfeur de vagues monstrueuses, Laird Hamilton, exprime son point de vue : « En ce qui me concerne, la compétition ne m'a jamais attiré parce qu'elle impose des restrictions qui sont par essence contraires à l'esprit du surf (...) Je me vois mal entrer dans un certain format, celui prédéfini par la compétition, et me confronter à d'autres surfeurs. La seule chose à laquelle j'aime me confronter, c'est l'océan. » (in Surf Session, Nov. 98)

Bien sûr, pour cela, il faut savoir résister aux images, au matraquage comme on dit, en fin de compte, à toutes les images qui prétendent que le monde est comme il est et que l'on ne peut le voir que tel qu'il est. Parlant de la télévision et du pouvoir qu'elle exerce, Serge Daney nous dit : « Le seul monde dont elle (la télévision) ne cesse de nous donner des nouvelles (aussi précises et survoltées que les cours de bourse ou le top 50), c'est le monde vu du pouvoir (comme on dit “la terre vue de la lune”)». (in, Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Aléas Éditeur.) Dernièrement, il y a eu la coupe du monde et la victoire « multicouleurs » de la France. La messe semblait dite avant que la victoire ne soit consommée. À les entendre, la coupe du monde aurait fait subir au « modèle d'intégration français » une épreuve de laquelle il serait sorti victorieux. (Voir dans ce sens, l'ouvrage à paraître : Ils ont dit ça ! - la construction médiatique du « problème de l'immigration » -, de Bamba Gueye) C'était là une interprétation toute médiatique qui est passée bien facilement, masquant des réalités que l'on ne veut ni voir ni entendre et où passait inaperçue la confidence d'un Lilian Thuram, qui affirmait : « Intégration, cela ne veut rien dire ».

Pourquoi parler constamment de modèles ? Modèles pour qui, pour quoi faire, d'abord : pour formater la pensée et les discours, pour « calmer » les banlieues, par exemple ? « Nous vivons au temps de l'uniformisation obligatoire, dans le football et en toute chose. Jamais le monde n'a été aussi inégal dans les possibilités qu'il offre et aussi niveleur dans les coutumes qu'il impose : en ce monde fin de siècle, celui qui ne meurt pas de faim meurt d'ennui. » Ces mots d'Eduardo Galeano (in Ombres et Lumières du Football, Éd. Climats) sont peut-être terribles, mais ils disent bien à quoi se condamne une société qui ne voue le citoyen qu'aux seules activités de consommation et qui lui désigne le marché comme le seul espace de vie où il peut satisfaire ses besoins et, tout bonnement, vivre sa vie.

Quand, par exemple, il s'agit de relever les violences qui, régulièrement, émaillent les manifestations et qui seraient le fait des banlieues, on est en droit de se demander : les jeunes sont-ils violents ? Plutôt que de répondre oui ou non, il s'agit de déplacer le lieu d'évidence du problème : les « status symboles » imposés par les sponsors dominent complètement le sport, ils imposent le culte des marques pour les jeunes et ne cessent de faire la promotion de la compétitivité qui exalte « le meilleur » ; ceci, à l'adresse de consommateurs qu'il faut séduire de plus en plus jeunes (dès l'école maternelle). Alors quand on parle de « respect des Lois Républicaines », on devient hypocrite malgré tout. Qu'est-ce que cela signifie « les Lois Républicaines » pour celui qui n'a pas les moyens de s'offrir ce qu'il faut pour exister à ses propres yeux et aux yeux des autres, et qui, bien évidemment, est prêt à faire n'importe quoi pour obtenir ce que la publicité lui dit qu'il lui manque pour « être quelqu'un comme tout le monde ». Alors quand on parle de violence des jeunes, prenons les précautions qui s'imposent. Pour notre part, nous préférerons toujours les possibles aux modèles.

La rédaction


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
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