Les périphériques vous parlent N° 12
été 1999
p. 12-16

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glisse et apesanteur

Yamakasi - l'art du déplacement

Certains créent des instants de liberté en volant sur les obstacles quand d'autres les contournent.

Les villes sont devenues des pièges qui assignent les corps à des postures rigides, qui canalisent les déplacements pour accélérer les flux de la périphérie-dortoir au centre-bureau. Les villes ce sont de multiples territoires et de multiples frontières visibles ou invisibles. La ville n'est pas habitée, elle est subie par ceux qui y habitent : des lieux sans vie, des vies sans lieux.

Mais quand l'urbanisme sert un agencement savant de la ville à des strictes fins d'utilité sociale, des résistances se déploient, certaines concernent de nouveaux modes de penser l'architecture et l'urbanisme, d'autres la manière même d'y habiter et de s'y déplacer.


photo : Olivier Porot

Les Yamakasi ont inventé un art, celui du déplacement. Ils ont fait de l'environnement urbain un lieu où inventer des mouvements inédits pour une autre conscience au monde. Les Yamakasi prennent appui sur les murs, les bâtiments, les tours, les cloisons, les garde-fous, les rambardes, sur tout ce qui fait obstacle au mouvement, pour se projeter dans les airs en inventant des sauts et des figures à risque et rythme variables. Pour les Yamakasi, la ville devient le terrain d'une glisse à mains nues. À l'image du surfeur qui apprivoise la vague, le Yamakasi apprivoise la ville, la cité pour en faire un terrain de jeux inconnus. « L'Art du déplacement requiert une parfaite connaissance et maîtrise de soi, tant physique que mentale. Il s'agit de se déplacer en s'adaptant à tout relief dans une course effrénée de haute voltige entre obstacles et vides vertigineux. » Qu'est-ce que les Yamakasi nous donnent à voir ? Peut-être cette capacité à se donner un devenir en s'inventant avec les autres, ou encore la sagesse d'un geste quand celui-ci devient une écriture, un mode de pensée, un état d'esprit dans le désert bétonné urbain.

Nous avons retenu ici quelques traces d'un dialogue que nous avons eu avec trois des sept Yamakasi. William Belle, Charles Perriere, Malick Diouf, à Evry, ville nouvelle déjà vieille, pour ceux qui la connaissent, par son urbanisme et son architecture hostile. Les photographies qui accompagnent cet article et parcourent ce numéro, se veulent également un témoignage de la pratique des Yamakasi.

L'Histoire

Yamakasi : Chacun d'entre nous pratiquait plusieurs sports et était aussi en recherche de quelque chose. Nous avons commencé par utiliser le milieu, l'environnement, le mobilier urbain, pour pouvoir se développer physiquement, jusqu'à en arriver à cet Art du déplacement. Le nom Yamàmi est d'origine zaïroise, il signifie Esprit fort, Corps fort, Homme fort, ce qui correspond bien à notre art. Tout vient de l'esprit, c'est vraiment l'esprit qui contrôle nos mouvements et nos gestes. Pour sauter, il faut avoir un moral d'acier.

Exclusion et Mobilier Urbain

Les périphériques vous parlent : En observant votre travail, nous avons perçu comme une résistance à un mobilier urbain hostile fait d'obstacles et de fermetures, qui assigne les corps à des postures rigides. Pour vous définir, vous avez ce mot : « Avale le béton, avant que le béton ne t'avale ! ».

Pour vous exprimer en pleine liberté, vous devez mourir à tout ce qui vient d'hier. Des temps anciens : vous flottez dans leurs eaux calmes ; des temps nouveaux : vous gagnez le flux.
(Bruce Lee, Tao du Jeet Kune Do)

Y. : À l'origine, nous n'avons pas travaillé pour nous échapper de la cité ou pour s'approprier la ville, nous avons avant tout recherché une liberté physique et mentale, menant un combat contre soi-même, sans adversaire. Aujourd'hui, nous voyons la ville différemment. En général, la ville est subie. Lorsque nous traversons un endroit, nous le voyons comme autant de possibilités de sauts, alors que d'habitude, nous vivons sans observer ce qu'il y a autour. Maintenant, nous portons un regard différent des autres, quand nous marchons dans la rue, nous ne sommes plus comme tout le monde. Nous avons sans cesse un parcours, un trajet à inventer. C'est ce trajet, ce parcours d'un point à un autre qui n'est jamais important habituellement. Tu vas d'un point à un autre et tout ce qui se trouve entre n'est jamais pris en compte.

Le défi et la prise de risque

Y. : Le risque nous fait avancer. Après avoir pris un risque nous sommes plus sûrs de nous, ce qui nous permet d'aller plus loin. Nous avons confiance, nous avons des références, ce qui nous permet de passer à une étape supérieure, d'évoluer. Des risques, nous en prenons tout le temps dans la vie, il faut savoir prendre des risques, sans prise de risque nous n'avançons pas. Le risque est une éducation à la vie. L'Art du déplacement est plus qu'un sport, c'est même encore plus qu'un art, c'est une philosophie. Ça va loin, nous vivons de ça.

Art ou Sport ?

P.V.P. : Quelle distinction faites-vous entre sport et art ? Pourquoi avoir qualifié votre pratique physique d'art et non de sport ?

Y. : Nous avons appelé notre pratique un art parce que c'est un art de vivre. Le corps, son développement, a été oublié aujourd'hui, pourtant dans tout ce que nous faisons nous avons un usage du corps. Il nous a fallu trouver une définition appropriée, vu qu'il ne s'agissait pas seulement de se développer physiquement mais aussi d'inventer des chorégraphies, de travailler la beauté et la qualité d'un saut. Pour nous il était évident qu'il s'agissait d'un art plus que d'un sport.

État d'esprit - Motivation
Buts de vie

Rêver est bon et beau, parce que le rêve est, presque toujours, l'anticipation de ce qui doit être; mais le sublime est de rendre la vie belle, de faire de la vie, concrètement, une œuvre belle.
(Un « Incontrôlé » de la Colonne de Fer, Protestations devant les Libertaires du présent et du futur sur les capitulations de 1937)

Y. : Avant un saut, nous avons surtout une préparation mentale qui peut être individuelle, ou collective. Quand nous avons une démonstration collective, nous nous concertons, mais chacun trouve ses motivations propres avant un saut. Devant le vide on est seul avec soi-même.

La motivation est toujours liée à cette idée que nous avons une « Mission ». Nous avons toujours un devoir de montrer ce que nous faisons et bien. C'est une remise en question de tous les jours. Tu te remets en question pour voir si tu es capable de faire ce que tu as fait la veille.

École - Transmission -
Quels savoir transmettre ?

Y. : Avant de penser à transmettre notre pratique et ce que nous y avons appris, il nous faut encore continuer. Pour l'instant, nous pensons que nous ne sommes pas encore prêts. Nous sommes en évolution permanente, certes ce ne sera sans doute jamais fini. Comme nous l'avons dit, c'est une remise en question de tous les jours, et tu essaies d'évoluer pour aller toujours plus loin. Mais avant de partager avec d'autres ce que nous avons appris, il nous faut encore travailler.

P.V.P. : Si à terme, vous créez une école, quelle en serait la fonction, la vocation, hormis le fait de transmettre un savoir-faire ?

Y. : De forger un état d'esprit, de développer une certaine mentalité liée à la liberté et au développement de soi, pour prendre conscience qu'autour de nous, même si le béton nous entoure, nous pouvons nous l'approprier, aller même au-delà. L'Art du déplacement a beaucoup contribué à nous donner une façon d'être, une mentalité, particulièrement liées au respect de soi et des autres.

Compétition


saut

L'art du déplacement - Les figures

Saut de détente :
C'est un saut de précision réalisé avec une prise d'élan afin de franchir un obstacle pour atterrir précisément.

Saut de fond :
Se réalise par une poussée vers l'avant dans le vide nécessitant une réception sur les pieds. Le franchissement s'achève par une roulade.

Saut de bras :
Basé sur un saut de détente, il s'agit ici de se réceptionner avec les mains, les bras ou le coude à un pan de mur.

Saut de précision :
C'est la maîtrise de l'atterrissage, la cible, un point fixe de petite taille, qui nécessite une évaluation fine du saut.

Passe muraille :
Après une course d'élan, et une prise d'appui sur le mur utilisé comme un tremplin, on se projette dans les airs afin de saisir une autre prise ou de passer un obstacle.

Tic-Tac :
Technique de franchissement d'un petit obstacle. En prenant appui sur une jambe, on utilise cet obstacle pour franchir le suivant avec facilité.

Saut de chat :
Prépare une réception manuelle. Ce saut se réalise les mains vers l'avant, prêts à saisir l'obstacle.

Lâché :
On se lâche d'une hauteur en chute libre, et se réceptionne sur les jambes.

Saut aveugle :
Saut de précision qui se fait sans la vision du point d'atterrissage.

P.V.P. : Nous parlons souvent de l'étymologie du mot compétition, qui vient du latin : cum petere qui signifie chercher ensemble, tout le contraire de son acception actuelle qui signifie élimination de l'autre. Par ailleurs, nous rencontrons de plus en plus de groupes et d'associations, notamment dans le milieu sportif, qui remettent en cause un monde sportif qui s'apparente à une fabrique de perdants pour quelques gagnants. Quel est votre sentiment à ce propos ?

Y. : L'un des principes de ce que nous faisons est lié à l'esprit de groupe, et au partage de ce que nous faisons. Entre nous, nous ne cessons de nous aider, de nous entraider, c'est une des conditions de l'évolution. Nous n'avons pas de compétition, ou alors ce sont des compétitions sans perdants, pour aider l'autre, pour évoluer ensemble. Quelqu'un qui devient fort tout seul, est-ce que ça existe ? Il y a toujours quelqu'un qui l'aide.

P.V.P. : C'est vrai qu'aujourd'hui le monde tel qu'il va, nous pousse plus à intégrer le principe « la faiblesse des autres est la condition de ma force et de ma survie » plutôt que celui qui dit « la force des autres est la condition de la mienne ».

Quelle évolution pour quelle maîtrise ?

Y. : En quelques années, la pratique a beaucoup évolué. Au départ, nous faisions cela comme un jeu, sans méthode d'entraînement précise. Après un certain temps, nous avons commencé à savoir qu'il pouvait y avoir un résultat dans ce que nous faisions, nous avons donc essayé de structurer notre pratique, notamment en inventant des noms pour chaque figure : saut de détente, saut de bras, passe muraille, tic-tac, saut de fond, de chat, de précision...

P.V.P. : Quelles sont les limites de votre pratique ? Jusqu'où peut-on aller ?

Y. : Justement, c'est ce qui nous pousse à continuer en fait. Nous ne connaissons pas encore les limites, que ce soit au plan physique ou au plan chorégraphique.

Cohésion - L'avenir ou le devenir ?

Y. : Le secret de la cohésion c'est peut-être cet esprit fort. En fait nous sommes très liés, nous sommes attentifs à chacun d'entre nous. Quand l'un d'entre nous se détache de certains principes, d'une certaine intégrité, on lui rappelle d'où nous venons.

Nous voulons pouvoir continuer ce que l'on fait tout en s'adaptant à d'autres milieux. Le Yamakasi peut s'adapter vraiment à tout. Comme il s'adapte à tout milieu urbain, il s'adapte à tout milieu, notamment celui du spectacle. Peut-être que nous pourrions y changer les mentalités, du moins essayer. Certains états d'esprit individualistes qui dominent dans la société, le monde du travail, n'aident personne.

Nous ne voulons pas que l'Art du déplacement devienne une mode commercialisable, simplement être là, exister, et que chacun retienne de ce que nous faisons ce qu'il veut. Notre but est que chacun soit autonome, nous ne souhaitons pas qu'on nous imite, mais plutôt que chacun se trouve, se réalise. Nous ne sommes pas « des exemples de jeunesse », tout le monde peut prendre en main son destin.

Espoir


photo : Olivier Porot

P.V.P. : À chacune de nos rencontres avec des groupes, des personnes qui redonnent du sens à leur environnement, à leur existence, c'est chaque fois autant d'espoir retrouvé quant aux possibilités de changement de la condition humaine dans un monde marqué par la précarité. Quelle perception avez-vous de l'évolution de votre environnement ?

Y. : De plus en plus, ceux qui au départ ne faisaient que nous applaudir, prennent conscience qu'ils ont des capacités pour sortir des impasses dans lesquelles ils se trouvent.

Le regard de l'autre
Intégrité

Y. : Le regard de l'autre n'est pas important pour nous. Entre nous, il est important, mais de l'extérieur non. Tu es seul face au saut, tu n'es pas avec la personne qui te regarde ou qui va t'applaudir. Tu sautes pour toi. Tu ne sautes pas pour amuser le public ou la galerie, sinon un jour ou l'autre...
C'est dangereux. Si tu le fais pour quelqu'un d'autre, pour l'argent, pour la gloire, etc., c'est clair, tu tombes. Il faut vraiment rester intègre. Que ce soit dans le monde du travail, dans la vie, cette exigence peut être pertinente partout. La force vient de l'intégrité.

Il faut savoir que nous avons tout mis sur notre art, que nous avons arrêté de travailler. Nous savions que nous arriverions à en faire quelque chose d'important. Il est arrivé que nous n'ayons plus rien : pas d'école, de travail, d'argent. Mais nous savions que nous arriverions à donner un avenir à notre pratique. Il faut aussi dire que nous le faisions parce que nous aimions le faire, par plaisir, c'est tout. Nous ne pensions pas à l'argent, ni à ce qui nous entourait. Parfois on s'endort, on se laisse aller, justement c'est à ce moment là qu'il faut se remettre en question.

Propos recueillis par
Christopber Yggdre


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
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