Les périphériques vous parlent N° 13
printemps 2000
p. 4-9

sommaire du n° 13 sommaire
vers Colonisation des mentalités
vers Philosophie caribéenne
vers Créolité, Créolisation
vers Économie politique posturale
fondations

Quand le concept devient invitation à la posture

Ce n'est pas la vérité qui est relative mais le relatif qui est véritable. Qu'en est-il alors de la portée universelle des notions de négritude, de créolisation qui expriment davantage que les réalités antillaises, une fois ventilés au loin les parfums d'exotisme dont les Occidentaux ont toujours enrobé les littératures insulaires ? Quelle est leur pertinence dans le contexte actuel de la mondialisation quand, trop souvent, les langues de bois, les langues technocratiques couvrent les langues déliées des poètes du monde ?

Contre l'imagerie, pour la transformation

Tout peuple, tout pays est l'objet de préjugés et fantasmes de la part des autres. En l'occurrence, dans le contexte d'une société mondialisée dominée par les marchands de bonheur facile, la Caraïbe renvoie à cette image, pour salarié fatigué, d'un archipel « lupanar » ensoleillé avec plages enchanteresses et cocktails réparateurs.

Dans l'archipel caribéen, la Martinique, survivance anachronique de l'Empire colonial et esclavagiste français, avec l'ensemble de ce que nous appelons les DOM-TOM, n'échappe pas à cette imagerie fantasmatique.

Pourtant, en Martinique, des pensées et des pratiques se manifestent qui pourraient bien bouleverser le monde et ses certitudes. Les entretiens, les articles de ce numéro et du numéro 14 témoignent d'une agitation, d'une créativité jamais démentie depuis longtemps en Martinique, que celles-ci se manifestent au plan de la littérature, du politique ou encore des pratiques sociales ou artistiques. Il se pourrait bien que ce qui s'y passe soit une amorce déterminante aujourd'hui pour une transformation des pratiques culturelles et politiques à l'échelle du monde.

Une transformation à laquelle appellent tous ceux qui, depuis maintenant quelque temps déjà, s'insurgent contre la triste célébration technocratique d'un monde dominé par la finance et l'exigence de profit. Le recul des idées néo-libérales enregistré à Seattle, à la fin de l'année 1999, lors de l'échec des négociations de l'OMC suite aux manifestations anti-OMC, a permis d'éclairer différemment le sens du combat contre ce même néolibéralisme. Des questions affleurent à la surface du champ de bataille, questions fondamentales : « Comment sortir de logiques oppositionnelles pour imaginer un projet de société à même de représenter une alternative durable à une mondialisation économique qui génère précarité et inégalités économiques ? Comment passer des contre-offensives aux offensives à travers des modes d'organisation qui favorisent la diversité et l'autonomie ? Comment ne pas se laisser enfermer dans des logiques défensives, ou encore se laisser piéger par des débats politiques binaires du type libéralisme contre protectionnisme ? Comment penser les conséquences culturelles de la guerre économique de façon à ne pas seulement formuler des propositions « économiques » mais aussi des propositions culturelles, sociétales fortes et qui visent le long terme ? » L'une des ressources pour penser le combat et passer à l'offensive, pourrait nous venir de cette terre insulaire née de l'esclavage et de la colonisation, et en particulier de sa production littéraire et philosophique.


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Colonisation des mentalités
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Colonisation des mentalités

Certes, il ne faudrait pas entendre par là que la Martinique serait dotée d'un projet culturel et politique homogène et fédérateur, dont nous pourrions nous inspirer, mais simplement de comprendre le profit que nous pourrions tirer de certains éléments conceptuels nouveaux qui nous viennent de cette chaos-île pour paraphraser l'expression Chaos-monde de l'écrivain Edouard Glissant. Ceux-ci pourraient nous inspirer de manière heureuse pour agir dans un monde caractérisé par l'instabilité et des situations chaotiques.

Les nombreuses références aux Békés (les descendants des esclavagistes et colons européens) témoignent d'une réalité coloniale encore très vivace. De plus, les politiques françaises d'assimilation contribuent à écraser les volontés d'autonomie culturelle et politique. Il demeure que si la Martinique n'a pas accédé à l'indépendance, les anciennes zones dominées de l'Empire colonial qui, elles, ont acquis leur indépendance au prix de luttes difficiles, continuent d'être dominées.

Après les guerres de libération, le colonialisme s'est travesti sous les traits de la coopération, économique ou militaire, et surtout les firmes se sont substituées aux États-Nations, des essais, des pamphlets ne cessent de le dénoncer. Ces firmes continuent d'accaparer les richesses au détriment du plus grand nombre pour le profit d'une petite minorité. Dans ce contexte, certains en Martinique, ont pu réfléchir au statut de l'indépendance. Cette réflexion aboutit à ce sentiment que souvent l'indépendance se développe dans les termes politiques et culturels mêmes de la puissance coloniale, et que trop souvent encore, les guerres de libération ont débouché sur un prolongement de la colonisation à travers des formes plus subtiles de domination et d'assujettissement.

À l'ère des missionnaires et des militaires, a pu succéder celle des marchands, et maintenant à l'ère des marchands succède l'ère du marché unique, les mercaticiens ont pris le contrôle. La colonisation reste un état de fait qui se joue au-dessus de nos têtes, et dont le sens pourrait s'être étendu à l'ensemble du monde. Ne pourrait-on pas parler d'une « colonisation des mentalités » qui soumet aujourd'hui tous les peuples au-delà des frontières, et de la réalité des États-Nations ? En effet, avec la mondialisation de l'économie, au-delà des firmes et de leurs pouvoirs économiques, nous pourrions parler d'une actualité de la colonisation qui se joue à travers la diffusion d'un idéal de vie unique basé sur la seule consommation de masse de biens et de produits.

Au retour d'un voyage épique

Au retour de leur séjour en Martinique, Les périphériques vous parlent enrichis d'une matière singulière tant en terme de concepts que de pratiques, devaient la partager avec une pensée qui serait celle d'une invitation au voyage comme une épopée, une aventure où rencontrer des sages, des poètes, de jeunes guerriers de l'imaginaire, en bref des peuples avec des destinées à venir. Un voyage où il n'est plus question de conquêtes, mais de découvertes fondamentales.

Avec ces deux numéros consacrés en grande partie à la Martinique, il s'agit moins de réhabiliter la dignité de la Caraïbe abîmée par l'histoire passée et récente, que de donner à voir des fragments de créativité pure. En l'occurrence, dans le cadre de cet article, je voudrais attirer l'attention sur la mise en relation dans ce numéro et dans le prochain de ces trois générations d'écrivains : Aimé Césaire, Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau, que Les périphériques ont croisés en Martinique au hasard de leurs pérégrinations.


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Philosophie caribéenne
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Philosophie caribéenne

Je ne veux surtout pas avoir une vision linéaire, en termes d'âges ou de périodes, de la littérature martiniquaise, c'est-à-dire dresser un tableau historique de la littérature martiniquaise, jouer au petit jeu de l'exégèse universitaire et académique. Mais je veux plutôt tenter de relater ce qui nous a rendu nécessairement plus vivants dans la rencontre, le dialogue avec ces trois écrivains, une définition réductrice sans doute compte tenu de leurs engagements. Ces trois écrivains vivent la littérature comme une quête, une quête fondamentale notamment du sens de l'identité. C'est en ce sens que la réduction à la littérature (au sens étymologique littérature vient du latin litteratura qui veut dire écriture) n'est sûrement pas possible ici. Plus précisément, trois concepts qui prennent naissance dans cette littérature martiniquaise, ceux de Négritude, d'Antillanité et de Créolité, peuvent éclairer d'une lumière nouvelle la condition et le sens d'un combat politique moderne dans le monde. Je veux exprimer la manière dont ces concepts changent ma perception. À ce point, je veux parler de philosophie.

Une philosophie martiniquaise consciente d'une spécificité caribéenne a su se construire, dans la mémoire d'une naissance marquée au fer rouge de l'esclavage, et dans l'expérience d'une société au croisement des cultures européennes, africaines, amérindiennes, ou encore asiatiques. Cette philosophie, peut-être devrions-nous parler de sagesse, nous renseigne sur la condition nécessairement diverse de l'humanité.

L'une des erreurs serait peut-être de vouloir interpréter ces trois concepts de Négritude, d'Antillanité, de Créolité comme des modes littéraires, ou encore des éléments de défense linguistique. Ce ne sont pas des lubies d'écrivains, mais des propositions, des enjeux culturels et politiques qui deviennent des projets, des quêtes fondamentales. Ces concepts ne désignent pas des attitudes figées mais des ouvertures au monde, des capacités politiques et culturelles, des possibles nouveaux... La Négritude a été le fait d'Aimé Césaire, Léon Damas et Léopold Sendar Senghor, l'Antillanité le fait d'Edouard Glissant, et la Créolité le fait de Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant.

Négritude Debout

Avec la Négritude, Aimé Césaire, avec ses deux compagnons de l'époque - Léopold Sendar Senghor et Léon Damas - dans les années 30, affirmait l'existence d'une histoire, d'une culture et d'une civilisation nègre qui serait l'histoire de cette humanité dominée qui lutte pour sa dignité. La Négritude c'est ce cri poussé à l'âge sombre d'un fascisme, porteur de l'idéologie des races, c'est l'affirmation de la dignité, la créativité des peuples qui grondent même dans les conditions les plus extrêmes.

Dans l'entretien, dans ce même numéro, Aimé Césaire revenant sur la Négritude rappelle l'esprit de l'époque : «  Imaginez dans les milieux parisiens, deux jeunes nègres qui s'interrogent. Cela, aujourd'hui, paraît évident, mais à l'époque cela ne l'était pas. » Mais avons-nous saisis véritablement la leçon de l'histoire ? Peut-on dire qu'aucune discrimination n'est à l'œuvre aujourd'hui ?

Comme le remarque Deleuze, la sophia (sagesse} aiguise les prétentions, c'est pour cela qu'il y a des rivalités qui composent ces histoires de savoir entre amis qui se lancent des défis. Il ya des rivalités puisqu'il y a des prétendants à quelque chose. Les prétendants ne sont pas des soupirants qui soupirent à cause des faveurs qui leur sont refusées par une salope ou un pouvoir qu'ils courtisent et qui, à tout moment, peut les éconduire. Le prétendant ne veut pas prendre la place du prince-savant, il la lui laisse volontiers comme une charge qui empêche la pensée de prendre son envol. Rien à voir, tout cela, avec ces figures médiatiques de l'obscénité philosophique, de la philosophie hors de sa scène, en charentaises. Ceux qui vendent leurs lieux communs aux éditeurs en faisant passer dans leurs livres un moralisme de veillées d'ados, une sorte d'amour de la pensée qui évoque un service dévot en l'honneur du bon sens; en ayant évidemment fait, avant, le ménage dans la vitrine. On comprend pourquoi Nietzsche affichait sa haine de la profondeur flairant par elle les philosophes officiels, affligés par le poids de ce qui est censé faire d'eux les représentants d'une profession enfin estimable. Profession philosophe, signe particulier, celui de les abolir tous.

(Yovan Gilles)

La Négritude comme conscience d'une histoire, d'une civilisation, d'une culture africaine, la Négritude comme combat politique sûr de son droit contre le colonialisme et l'idéologie des races, la Négritude comme philosophie de la réconciliation de l'homme noir humilié et offensé avec lui-même. La Négritude, c'est : cet élan dont à tout moment et à I toute époque, nous devrions nous inspirer, cet élan qui a consisté à fissurer irréversiblement le mur des suffisances de l'ethnocentrisme. Au-delà de son caractère revendicatif, elle a été, elle est une attitude, celle de tous les peuples qui se mettent debout alors qu'insidieusement tout est fait pour leur faire croire qu'ils n'ont plus d'histoire, plus de destin à vivre, « car il n'est point vrai que l'œuvre de l'homme est finie, que nous n'avons rien à faire au monde » [ 1 ].

Antillanité, Chaos-monde, Poétique de la Relation

Edouard Glissant, plus tard, introduira le concept d'Antillanité, comme dépassement d'une Négritude qui ne suffit plus pour comprendre la condition d'existence des sociétés caribéennes. Ces sociétés caribéennes, nées dans le double crime que constitue l'esclavage et le déni occidental de la valeur culturelle des autres civilisations, sont les lieux historiques d'une multiculturalité vécue et construite dans l'affrontement. Le monde, dans son évolution actuelle, ne peut pas se passer d'une réflexion sur le caractère irréversible et foudroyant de la mise en relation des peuples et des cultures. La Caraïbe apparaît comme un « point de réflexion » pour une « humanité nouvelle » qui ne se connaît pas encore tant elle est prise dans le tourbillon chaotique des pensées, des pratiques, des cultures qui s'entrechoquent. À l'Universalité, typiquement occidentale, et au nom de laquelle tant de crimes furent commis, Edouard Glissant oppose la Diversalité, à travers laquelle nous sommes amenés à comprendre que la seule constante de l'humanité est la diversité.


Statue en bois à Sainte-Anne, photo : Kathrin Ruchay

L'Antillanité, en tant que Discours Antillais, ne peut sans doute pas se comprendre sans les notions de Poétique de la Relation et de Chaos-monde. Edouard Glissant nous dit que dans la perspective du Chaos-monde « chaos ne veut pas dire désordre, néant, introduction au néant, chaos veut dire affrontement, harmonie, conciliation, opposition, rupture, jointure entre toutes ces dimensions, toutes ces conceptions du temps, du mythe, de l'être comme étant, des cultures qui se joignent, et c'est fa poétique même de ce Chaos-monde qui à mon avis contient les réserves d'avenir des humanités d'aujourd'hui. «  [ 2 ] L'expression Chaos-monde contient cette donnée nouvelle, avec laquelle il faut compter, d'un monde par nature instable. Et surtout elle renferme une vision du devenir plus exaltante que celle contenue dans l'expression toute médiatique de « Nouvel Ordre Mondial".

Pendant que certains s'acharnent à vouloir restaurer des équilibres perdus, d'autres apprennent à vivre dans le déséquilibre, en faisant de celui-ci une source de créativité. En effet, le désordre peut être créateur, comme nous l'enseignent les sciences du chaos, et Edouard Glissant nous invite à penser le devenir à partir d'un désordre source d'histoire. Toujours, dans la logique du Chaos-monde, un autre élément fondamental est cette conviction que « les germes du futur » sont peut-être contenus dans des événements, des lieux, des pratiques qui peuvent paraître insignifiants du point de vue de la culture dominante.

Edouard Glissant à partir de la condition caribéenne nous introduit donc à une lecture de la condition humaine volontairement ouverte à la diversité et dans laquelle l'identité se définit moins par les racines que par la relation. C'est en mettant en garde des dangers qui guettent les Antilles, qu'il propose une Poétique de la Relation qui devient réponse mondiale à une aspiration diffuse et balbutiante des humanités à vivre dans l'échange pour changer à travers l'expression des particularités, des diversités. Mais, l'Antillanité annonce la Créolité.


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désordre mondial

Créolité, Créolisation

Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant avec l'ouvrage manifeste Éloge de la Créolité contribuent à introduire un élément nouveau dans cette aventure de la connaissance, dans cette quête. D'emblée, refusant toute réduction à la notion linguistique, ils parlent de la Créolité comme attitude intérieure et en font une posture vitale pour sortir d'un antagonisme stérilisant entre l'assimilation promue par le colonisateur et le retour au pays perdu, aux racines perdues. La Créolité s'adresse à tous ceux « en quête douloureuse d'une pensée plus fertile, d'une expression plus juste, d'une esthétique plus vraie » [ 3 ], et elle est «  l'agrégat interactionnel ou transactionnel, des éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques et levantins, que le joug de l'Histoire a réunis sur le même sol. Pendant trois siècles, les îles et les pans de continent que ce phénomène a affectés, ont été de véritables forgeries d'une humanité nouvelle, celles où langues, races, religions, coutumes, manières d'être de toutes les faces du monde, se trouvent brutalement déterritorialisées, transplantées dans un environnement où elles durent réinventer la vie. » [ 4 ]

La Créolité, c'est un combat philosophique en faveur de l'identité multiple. En ce sens, la Créolité n'est pas circonscrite au seul archipel caribéen ou antillais, mais peut être vat1able dans toutes les régions du monde où une mise en contact brutale des peuples s'est produite. Elle se généralise aujourd'hui; le monde se créolise, que l'on le veuille ou non, et nous ferions bien d'accepter cette créolisation comme une chance, une opportunité. Penser la Créolité peut s'avérer une manière efficace de s'opposer à ces phénomènes. inverses d'un processus de créolisation, de standardisation et d'uniformisation culturels que véhicule la globalisation de l'économie de marché.

Du reste, dans ce mouvement de pensée, la Créolité est soumise à débat et à discussions, pour preuve de ce débat présent, je ferais état de la préférence d'Edouard Glissant pour le terme créolisation plutôt que celui de créolité, dans la mesure où créolisation renverrait plus à un processus à l'œuvre et en devenir que le terme créolité qui pourrait être interprété comme une attitude acquise.

Les concepts d'Antillanité et de Créolité ne sont donc pas vœux pieux de tolérance entre les peuples, encore moins slogans racoleurs de type « united colors », mais appels à une nouvelle manière d'exister et de comprendre la diversité, appels à de nouveaux imaginaires des peuples dans lesquels les apports de chacun sont essentiels pour trouver une autonomie de pensée et d'action. Enfin, il faut bien insister sur le fait que la Créolité ce n'est pas la revendication du parlé créole, et surtout se débarrasser de l'image exotique que nous renvoie le mot lui-même : « Ah ! les épices, le rhum, le parler créole, que tout ça fleure bon les Tropiques », pour saisir la portée philosophique et politique majeure du concept. Celui-ci renvoie à un effort prodigieux pour imaginer un monde réconcilié dans la compréhension de la diversité. Le paradoxe veut que cet effort provienne d'un lieu où la relation et la mise en contact de cultures différentes ont été vécues dans la tragédie et le crime.


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créolisation

Économie politique posturale

La vivacité de ces concepts nous invite autant à imaginer une littérature consciente, en éveil, ouverte au monde et à son devenir dans le chaos qui le caractérise. Le pire serait de vouloir comprendre l'histoire à la fois cohérente et faite de ruptures, à la fois continue et discontinue, de ces concepts à l'aune de la seule littérature, d'autant plus que la perception du fait littéraire n'est pas la même en Europe qu'en Caraïbe. À l'heure où la littérature en Europe est devenue une mécanique, dont la seule raison d'existence est le chiffre de vente, il est bon de noter que « l'aventure de la Créolité » s'incarne non seulement à travers des écrits, des discours, des recherches, mais aussi à travers des projets, des pratiques, des actions, comme en témoigne le projet de Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant, sur la Martinique « premier pays biologique au monde ».

Pour sortir du cadre de l'économie de marché et de sa culture, il faut produire cet effort qui consiste à mélanger les genres, à agir en imaginant une philosophie armée par la poésie, une poésie à longue portée politique, et un combat politique qui se veut une philosophie de la vie, une quête de soi.

Enfin, cette production conceptuelle profuse nous invite à une économie politique posturale, une économie de la posture politique. Agir, aujourd'hui, c'est peut-être avant tout prendre conscience que les forces économistes alentour - qui progressivement imposent comme inéluctable cette culture où l'ultime lieu de réalisation de soi passe par le pouvoir d'achat - que les phénomènes de rejet de l'autre et les idéologies du repli exacerbées par les chocs culturels en tout genre, sont à combattre moins à travers des logiques politiques classiques, qu'à travers de nouvelles postures d'existence au monde. C'est peut-être parce que la littérature martiniquaise prend sa source et son sens dans l'oralité même, qu'elle a su produire des concepts qui constituent des économies posturales inédites. En effet, l'oralité engage le corps et par là la posture, comme l'explique Edouard Glissant : « nous devons (...) réfléchir, par exemple, au fait que le conteur antillais ne dit jamais “moi” : il dit presque toujours “mon corps” ; un créole ne dit pas “j'ai mal au dos” mais “mon dos me fait mal” : il y a la présence du corps comme élément déterminant, tandis que dans “J'ai mal au dos”, il y a la présence du sujet abstrait, de l'être abstrait comme élément déterminant. » [ 5 ]. Négritude, Antillanité, Créolité engagent donc à des. attitudes, des postures qui deviennent déterminantes et valables au-delà du seul espace caribéen, et c'est bien là une ressource pour tous ceux qui n'acceptent pas comme inévitable le destin programmé par la culture archi-dominante de l'économie de marché. Nos destins s'estompent, se diluent dans l'injonction à vivre pour consommer les biens et produits de masse. Et le sentiment d'étrangeté à soi qu'ont éprouvé ces auteurs dans leur recherche d'identité, sentiment d'étrangeté conséquent aux déracinements successifs de l'esclavage, de la colonisation, de l'assimilation, pourrait bien être de la même nature que ce sentiment de perdre sa vie à la gagner dans le cadre de cette société salariale mondialisée. Mais aucune image publicitaire ne pourra acheter cette aspiration à des imaginaires politiques nouveaux qui se manifestent à travers la « prolifération » des pratiques de résistance dans le monde. Pour leur part, en terme de posture, Les périphériques vous parlent ont proposé celle du « Philosophe Debout ».

Je laisserai le mot de la fin à l'écrivain haïtien René Depestre. Il fait état d'une aventure de la Créolité, dans laquelle pour lui on trouve au même titre les trois générations d'écrivains dont il a été question dans cet article : « À mes yeux trois textes majeurs, comme trois grands loas du vaudou, montent dans la parole en marronnage de la Martinique. Ils s'étagent librement sur les fusées esthétiques de trois générations. Ils éclairent de manière magiquement complémentaire les tenants et les aboutissants, le chahut et le roulis de la créolité en travail dans le roman et dans la poésie :

Battant haut le pavillon Martiniquais, ces trois pirogues gagnant la mer par “la rivière de la créolité alluviale” : nous apportent - au bout du petit matin violet de nous-mêmes - des frissons et des tendresses de Noël avec de la place pour tous au soleil à l'entour de la montante marée.
À elles trois, ces grandes ailes de vertigineuse percée au-dessus du chez-soi et du tout-monde nous délivrent de quoi rêver, raconter, résister, maronner, accepter, créoliser à perte de vie : dans une “parole de nuit” bien à nous (romanesque ou poétique), qui sache rire, danser, jouir, découvrir, inventer, méditer, explorer en faisant passionnément corps de femme ou d'homme libre avec la Caraïbe, pour “y nommer chaque chose et dire qu'elle est belle”. »
 [ 6 ]

Christopher Yggdre


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(1) Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire, Présence Africaine (1939).
 

(2) Le chaos-monde, l'oral et l'écrit  d'Edouard Glissant, in Écrire ta parole de nuit, Folio Essais (1994).
 

(3), (4), (5) Éloge de la Créolité de Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Gallimard (1989)
 

(6) Les aventures de la créolité de René Depestre, in Écrire ta parole de nuit, Folio Essais (1994).