Les périphériques vous parlent N° 12
été 1999
p. 36-41

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vers du désespoir visuel à l'espoir par l'image
poïéma

Le protagoniste, l'agôn, la barbarie*

*Cet article est tiré de travaux à paraître intitulés Poïésis, création, Tekhné.

Lorsque Lautréamont écrit que la poésie doit être faite par tous et pour tous, est-ce pour signifier que chacun est en puissance de poésie moyennant, s'il le faut, l'épouvante d'une vie jouée à la roulette russe ?

Démesure

C'est chez les grecs que l'on trouve sur le sens originel de poïésis comme production/création. Poïésis a pris tardivement le sens de poésie écrite, celle qui requiert un auteur, est destinée à un lecteur et se réclame d'un genre littéraire. Savoir ce qui a justifié ou amené à une telle spécification, est complexe. Les mots remontent toujours à la surface d'une profondeur dont on essaie en vain de scruter le fond, parfois l'actualité les charge d'une valeur d'échange louche, en tous cas la plupart prennent la couleur des forces qui les peignent à leur image. Dans les couloirs du métro, on a pu voir récemment une publicité avec un slogan : « le pouvoir aux poètes », et, bien en évidence sur l'affiche, une main tenant une plume. La main qui empoigne la plume de canard, et la pose inspirée par le viol d'une page vierge, est-ce l'image publique que les poètes, aujourd'hui, voudraient donner d'eux-mêmes ? Une poésie qui rêve de pouvoir, d'assurance à travers l'adulation d'un geste d'écriture mû par une main sans visage, une main sans corps, une main trop bien dessinée pour être une main vraiment dangereuse.

« Poïéma » en grec, « signifie ce que l'on fait, une création : Une œuvre, un ouvrage manuel, une création de l'esprit et plus spécialement une prose écrite en vers », si l'on en croit le dictionnaire Historique de la Langue Française. Dans ses « Recherches sur les acteurs dans la Grèce Antique, » et sur les origines du Théâtre, en particulier la Tragédie, P. Ghiron-Bistagne, fait remarquer que les premiers poètes en Grèce sont d'abord des poètes-acteurs. Acteur, le poète met en scène la parole qui est la sienne. Le poète est un protagoniste, l'athlète qui lutte au premier rang par la parole et l'action. Protagoniste a peu à voir avec l'idée de rôle titre, comme l'agôn a peu à voir avec la visée de compétition sportive qui veut qu'il y ait un gagnant et un perdant à la fin d'un combat. Car le gain du combat n'est pas le dessus que l'on prend sur un homme, mais exprime la démesure d'être un homme dans un monde habité par des dieux. Ce qui dût être ressenti par les anciens grecs comme un déchirement, n'est peut-être plus pour nous qu'une image évocatrice, dans une époque se cherchant de nouveaux défis, où des rivaux parient sur des combats hors normes et hors gabarits.

Dans le Film Overflow, Federica Bertelli et Corinne Maury, plutôt que de marquer les domaines du sport, de l'art et de la philosophie, brouillent au contraire les frontières entre « ces territoires ». Les fondus entre les images de surf, les paroles de Deleuze, ou encore la théâtralité, mettent à l'œuvre une toute autre conception de la compétition et de la rivalité. Qu'est-ce que la compétition lorsqu'elle ne gouverne plus les rapports entre des perdants honteux parce que disqualifiés et des gagnants arrogants parce que homologués ? Combattre avec les autres pour éprouver cet obscur objet de l'agôn qui n'est ni coupe, ni récompense, mais qui tient de la démesure d'être un homme dans un monde abandonné des dieux. Il y a alors des combats que l'on ose pas gagner parce qu'il y a des secrets, peut-être, que l'on préfère garder pour soi, loin du bruit le jour de la victoire, auquel succède toujours un lendemain glacé, bizarre où il faut tout recommencer. Gagner, c'est rêver de tenir quelque chose entre les mains : le trophée, le braquemart et, en même temps, ne jouir que de se détourner de lui. Le protagoniste sait que gagner, c'est toujours recommencer. Gagner, c'est perdre d'une certaine façon. Car la coupe promise au vainqueur fait soudain basculer la démesure du côté de la mesure : le record, le point, le score, une sorte de religion de la grandeur. Or, quel est le gain, par exemple, pour un surfeur qui, à l'abri des regards, prend la mesure d'une grande vague ? N'est-ce pas là le sens du geste artistique que prendre la mesure d'un élément, évaluer sa performance, bien sûr, mais pour jouir à l'envie de la démesure d'être un homme dans un monde abandonné des dieux, et dans lequel la victoire se perd dans la nuit profonde du désir insatiable. C'est ce visage de la barbarie qu'Overflow, pour moi, peut offrir à une époque qui s'engouffre dans la fabrique de la gagne anxieuse.

Jésus naquit-il d'une vierge pure
À l'esprit simple et l'air modeste ?
S'il voulait prendre sur lui le péché
La mère aurait du être une prostituée,
Tout comme Madeleine
Avec sept démons en son sein.
(William Blake L'Évangile éternel)

Il faut brouiller les cartes pour mieux s'aventurer en terre reconnue. La barbarie est d'abord celle que l'on perçoit dans le discours de l'autre homme. Le barbare : un idiot au vu de l'idiome qu'il ignore, l'idiome, étant entendu qu'il s'agit là de la langue que l'on parle et du code que stipule son bon usage. Antérieurement aux invasions barbares au Vème siècle qui virent les incursions des langues étrangères sur le terrain de la culture latine -, il y a le barbarisme, une onomatopée grecque pour désigner tout langage qui trouble « la pureté de l'idiome grec Hellenismos : Barbaros est une onomatopée désignant l'étranger comme celui qui bredouille ». L'étrangeté acoustique (Voir La barbarie dans le discours, de Yovan Gilles, in Les Périphériques vous parlent, n° 7.) produite par la langue de l'autre homme est source de barbarie pour la langue que le civilisé considère comme la sienne. Le barbare n'est barbare, non en vertu des actes sauvages auxquels le pousserait la nature, mais relativement au bruit qu'il introduit dans la langue canonique défendue par tous ceux qui la défendent justement comme l'instrument même de leur autorité. Si le barbare a mauvaise presse, c'est bien qu'on l'a mis au ban du langage sans vouloir trop entendre ce qu'il avait à nous dire, avec ses mauvaises manières d'animal littéraire. Mais il ne suffit pas de bredouiller, d'être analphabète pour mériter le nom de barbare. Celui-ci n'est pas non plus l'étranger qui, balbutiant dans la langue d'un pays hôte, doit souffrir les commérages ou le mépris des puristes de l'académie. Le barbare en chacun de nous se manifeste dès lors qu'il pousse la langue hors des limites qui sont les limites de la vie balisée par l'idiotie.


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le poète-acteur

0Kathrin Ruchay
photo : Fabrice Fortin

Le poète-acteur

Les premiers acteurs, au sens d'actants sur une scène, seront avant tout les disciples du poète, ceux auxquels le poète a recours pour parler à plusieurs voix (Voir La barbarie dans le discours, de Yovan Gilles, in Les Périphériques vous parlent, n° 7.), mais ceux aussi avec lesquels il partage ce qu'il sait, ce qu'il a appris lui-même. L'acteur est en un certain sens le frère accidentel du poète. Le poète-acteur cumula les fonctions d'auteur, de metteur-en-scène (didascaloi, instructeur) et d'acteur. La division entre poète-auteur et acteurs (au sens d'exécutants, organisés ensuite en profession réglementée), témoigne, selon P. Ghiron-Bistagne, d'une évolution ultérieure de la scène primitive du théâtre grec.

Transmutation troublante puisque l'homme transforme presque instantanément une matière liquide d'apparence inerte en éléments immatériels dont se nourrit sa pensée. (Jules Chauvet, Écrits sur le vin, éd. Jean-Paul Rocher)

Que les poètes confient à des exécutants le soin d'interpréter leur poésie, voilà qui demanderait que l'on s'arrête sur le verbe interpréter, puisqu'il suppose une séparation entre auteur et acteur, entre créateur et médiateur d'un texte, le texte qui deviendra ensuite une création à part entière. À partir du moment où le matériau poétique prend forme à travers un texte, encore faut-il qu'une civilisation accordât à l'écriture un certain statut. Or, la poésie et le théâtre des origines ont investi l'ensemble des modes d'expressions musical, chanté, dansé qui confère sa puissance à la présence vivante, ce qui nuance sensiblement le cas que l'on doit faire de l'interprète d'un texte avec ce que cela a signifié, dès l'apogée du théâtre athénien : le messager de la volonté d'un metteur-en-scène ou le porte-parole d'un auteur.


photo : Olivier Porot

Quoi qu'il en soit, la poïésis s'est détachée lentement de la figure primordiale du Poète/auteur/ acteur accompagné de ses disciples. L'institutionnalisation du théâtre en Grèce, les concours dont il faisait l'objet, ses subdivisions toujours plus pointues en bons genres et en genres inférieurs ne suggèrent pas pour le moins une innocence par exemple de devenir une institution. Le mode agonistique de la poésie des origines qui voyait le poète promener sa scène avec lui : la skéné - qui désigne une tente ou un tréteau où l'événement théâtral englobait protagonistes et public -, n'eût malheureusement rien à envier, par la suite, aux fastes des jeux Olympiques où les cités dépêchaient leurs athlètes pour leur prestige et rivaliser de splendeur : « La construction en pierre du théâtre de Dyonisos entre 338 et 320 est sans doute la plus spectaculaire (réalisation de Lycurgue). (...) Elle marque en fait le terme de la prédominance athénienne en la matière et la fin d'une période d'invention et de création. L'existence de la première skéné permanente va limiter la liberté des poètes et des acteurs. Ces derniers vont bientôt évoluer sur la haute estrade du proscenion : Obligés de recourir aux artifices de l'oncos et de la haute semelle, pour s'agrandir, les acteurs de tragédie semblent concrétiser le renoncement de la tragédie à son rôle primitif. Elle ne concerne plus directement la foule des spectateurs avec lesquels elle dialoguait autrefois par l'intermédiaire du chœur, sur leurs problèmes politiques, religieux ou simplement humains. Elle se situe désormais dans un Olympe lointain. La comédie nouvelle, s'embourgeoise. (...) Le rire perd le caractère rituel qu'il puisait dans l'obscénité des anciens komoi et la comédie se détourne de la contestation politique. »


Yovan Gilles

Note : Le caractère politique du poïétique s'incarne, en Grèce, à travers le chœur tragique, dont l'ancêtre est le komoi : cortège ivre déambulant dans les rues en chantant et en dansant pour y prendre à parti la population. C'était, soit un cortège profane : une manifestation politique d'un genre spécial, rigoureusement préparée du point de vue expressif et aussi, bien sûr un attroupement d'ivrognes, soit une procession religieuse dont on peut voir le prolongement dans le développement des associations d'acteurs dyonisiens au Vème siècle avant J.C. (D'après toujours P. Ghiron-Bistagne).

**Aristote, la Poétique, traduction commentée par R.Dupont-Roc et Jean Lallot. Éd. du Seuil.

***Éd. Les Belles Lettres.


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
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