Les périphériques vous parlent N° 4
HIVER 1995/1996
p. 48-51
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Sortir de l'injonction consensuelle

La responsabilité n'est certainement pas cette limite à notre liberté qu'une morale austère aurait inventée. « Être responsable », c'est en premier lieu prendre conscience que nos actions ont des conséquences, que nous ne sommes pas « dans le monde », mais que nous y sommes pour quelque chose si le monde est ce qu'il est, cela que nous le voulions ou non. Dans ce sens « la responsabilité » nous souffle à l'oreille cette vérité cruelle : « il n'appartient qu'à nous de ne pas passer à côté de nos propres vies ».

La crise perdurant, une sorte d'évidence dramatique s'impose à beaucoup : nous ne pouvons plus compter sur personne. Les étudiants pensent qu'ils ont peu à espérer de l'université pour les préparer à un métier, les employés ne peuvent plus compter sur l'industrie pour créer des emplois, une grande partie de l'opinion ne se fait guère d'illusions sur les capacités des gouvernants à gérer les affaires et les salariés sentent bien qu'ils ne peuvent plus compter sur l'État Providence. Combien de temps encore pouvons-nous espérer qu'un RMI ou autre « machin providentiel » pourront aider les plus démunis à survivre, maintenus artificiellement au seuil de pauvreté ? Pour la première fois depuis le début de ce siècle, la génération future vivra moins bien que celle de ses parents. La croissance économique et l'essor social se sont arrêtés. Pas un économiste qui ne l'atteste : la reprise, quelle que soit son importance, ne produira pas d'emplois. Une under-class ne cesse de s'installer partout. Un enfant sur trois se trouve sous le seuil de pauvreté en Grande-Bretagne, 10 % des enfants ne mangent pas à leur faim aux États-Unis. Et en France ? Le futur ne s'annonce pas rose, sans doute. Malgré tout, les choses dépendent aussi de nous. C'est une vérité qu'il ne faut pas oublier : l'avenir sera ce que nous en ferons. Il y va de notre responsabilité. Vous dites responsabilité ? Regardons cela d'un peu plus près.

Dans l'article « L'homme disqualifié », qui paraît dans ce même numéro, Marc'O décrit comment l'homme de « la deuxième période industrielle » en est arrivé à ne pouvoir s'exprimer qu'en « interprète ». Les hommes de cette période implicitement soumis à des organisations, qui en contrepartie les prenaient en charge, se voient maintenant « invités » à assumer des responsabilités dans le cadre de « team work », sommés de s'auto-organiser, obligés à des formations continues et poussées, contraints d'évoluer avec la transformation de plus en plus rapide des métiers. Bref, le monde a besoin d'acteurs, aujourd'hui, pas d'interprètes. L'auteur laisse profiler un projet de société radicalement nouveau, un projet qui peut définir un sens possible du changement. C'est notamment sur ces considérations que je m'appuierai pour essayer d'épingler quelques problématiques se rapportant au comportement d'interprète, comportement qui se révèle, aujourd'hui, le principal obstacle à un changement véritable. Comment, entre autres, soutenir les efforts d'adaptation au changement qui nous sont demandés ? Efforts énormes, puisqu'ils touchent directement notre transformation en tant qu'individus dans le cadre de la société.


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L'INJONCTION CONSENSUELLE


Je me servirai, pour développer mon propos, de cette expression : « l'injonction consensuelle ». De quoi s'agit-il ?

Il s'agit bien d'une injonction que la logique du passé continue à imposer à la pensée d'aujourd'hui, une injonction qui invite à se soumettre à « l'état des choses », prescrivant, de fait, un consensus mou (celui des silencieux) qui conduit à accepter comme inévitables toutes les conséquences quelles qu'elles soient de l'ultra-libéralisme des pays occidentaux. C'est là en fait toute une logique et cette logique énonce : les choses étant ce qu'elles sont, il ne reste qu'à s'y soumettre. Nous n'y pouvons rien. N'y pouvant rien, chacun se dit : ce n'est pas ma faute. Toute une mentalité s'est développée à travers cette logique, logique dont il est aujourd'hui difficile de sortir.

Le développement très important de la bureaucratie dans l'organisation du travail, au cours de ce XXe siècle n'y est sans doute pas pour rien. Je voudrais à ce propos citer deux remarques de M. Lobrot :

« Elle (la bureaucratie) se définit par le fait, qu'elle administre une ou plusieurs collectivités. (...) La conséquence évidente est que les administrés se trouvent dépouillés de tout pouvoir humain essentiel : celui de décider, de s'organiser eux-mêmes, de choisir, de communiquer, etc. Ils sont réduits à être des “choses” : exécutants plus ou moins passifs, rouages dans une machine, instruments matériels. »
« La bureaucratie est elle-même une organisation. Elle est en effet excessivement hiérarchisée. Elle l'est tellement que les responsables sont toujours renvoyés à un supérieur hiérarchique et finalement à l'autorité supérieure, qui accuse toujours les instances inférieures lorsqu'il y a un dysfonctionnement quelconque. (...) Le fractionnement permet d'échapper aux accusations et aux mises in question : on peut toujours dire que c'est “l'autre”. » (La Pédagogie institutionnelle, Éd. Gauthier Villars - Hommes et organisation)

DIALOGUE DE SOURDS

- Vous êtes jeunes, vous avez bien le temps...

- Le temps de quoi ?

- Le temps de vivre. Écoutez les pleurs du poète : « Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard ».

- Nous n'acceptons pas cette fatalité que chante tristement le poète. Quand le poète pleure, il pleure sur notre résignation. En vérité, il crie : « La vie n'attend pas d'être vécue, autrement, oui, il est déjà trop tard. »

- Trop tard, c'est quoi ?

- Trop tard c'est lorsque l'on s'est laissé déposséder de son présent.

Le présent est un présent du ciel. C'est la vie même. Etre présent dans son présent est la condition d'existence. C'set le bien le plus précieux, parce que c'est notre seul bien. Ne t'en laisse déposséder. Demain ce sera trop tard. Trop tard. Nous serons vieux, si vieux que nous ne nous souviendrons même pas de notre jeunesse. Alors nous la haïrons, c'est comme cela que se fabriquent les tristes anti-jeunes. Ne soyons pas de ceux qui aboieront, demain, une carabine à la main : Taisez-vous, les jeunes, ne faites pas chier !

Nous sommes élevés, enracinés, moulés, sculptés par la culture de la bureaucratie. Il nous est extrêmement difficile d'échapper à son emprise. L'hégémonie du système Taylor, qui repose sur l'organisation hiérarchique des bureaux, a modelé notre mode même de penser à travers cette prescription réitérée : « c'est la faute de l'autre ». Ce constat m'amène à soutenir que la bureaucratie, aujourd'hui, nourrit pour une large part le retard des mentalités. Sans doute, cette idée reçue et têtue que c'est toujours « la faute de l'autre » arrange tout le monde, puisque le fait même qu'il y ait quelque part un coupable, évite à chacun de poser la question redoutable de la responsabilité et à la suite de l'autonomie. En fin de compte, cet « autre » est un terme bien commode pour « tout » désigner, soit n'importe quoi et par conséquent, n'importe qui. L'autre ne s'impose que pour évacuer la responsabilité. Tout compte fait, l'autre c'est qui ? L'université, l'entreprise, la famille, le système social ou politique ? L'esprit bureaucratique, lui-même, tant vilipendé, quand il nous persécute, mais si commode quand on peut en profiter ? Ces questions, bien sûr, on préfère les occulter. Elles sont trop sans dangereuses.

On invoque alors la tolérance. Faut être tolérant. Point à la ligne. La tolérance, après tout, si l'on ne précise pas ses visées, est aussi une manière de ne pas s'engager, ou de ne pas avoir d'opinion ou encore, si l'on en a une, de la garder pour soi. L'expression « c'est cool ! » évoque parfaitement ce sens négatif qu'implique aussi le terme « tolérance ». Malheureusement, les choses ne sont pas cool du tout et tolérer « l'état des choses », qui génère du malheur, de la misère, de l'injustice, de l'exclusion, n'est en rien acceptable.

Je ne veux pas mettre en cause le concept même de consensus, il est, certes, nécessaire aux bonnes relations entre humains. Mais ce que je rejette avec la plus grande énergie, c'est l'idée « apriorique » d'un consensus obligé qui irait de soi, c'est l'identification du consensus avec l'idée de status quo, avec la légitimation d'un « modus vivendi » ne tenant compte ni des problématiques, ni des enjeux qu'impliquent toute activité, toute relation humaine. En la circonstance, je me sens plutôt encline à identifier « l'injonction consensuelle » à un type de publicité qui vise, en même temps que la promotion d'un produit, à programmer un comportement de consommateur passif en vue d'un nivellement du goût à travers des normes présentées comme idéales. Les interventions continuelles de la publicité maintiennent l'opinion publique dans un état d'esprit, la disposant à accepter passivement les choses telles quelles. Le conditionnement publicitaire est préalablement nécessaire pour assurer la consommation de masse, alimentant, de fait, une sorte de « routine injonctive », si l'on veut bien me permettre l'expression, qui, le besoin de consommation assuré, alimentera ce consensus mou dans lequel s'enlise tout espoir de construire un monde autre.

Toujours au nom de ce consensus très, très mou, « l'évitement de tout ce qui prend la tête » (le politique, le social, la culture et autres) se constitue tout naturellement en mode d'être, un mode de non-expression qui alimente la non-écoute. La non-écoute c'est ce qui rentre par une oreille et sort aussitôt par l'autre, poussé par un son de cloche tout aussi cloche que celui qu'il chasse. En tout cas, cette activité si courue de se faire, cahin-caha, cahoter par les bruits continus d'un monde qui a perdu son oreille musicale, se révèle une « bonne excuse » pour se conformer à la norme consensuelle qui s'affiche toujours sous la forme de son spectacle : un morne spectacle qui nous accompagne partout, dans toutes les salles de divertissement, dans la cuisine ou la salle à manger devant la télé, nous masquant, au jour le jour passé à glander, les hors-champ de la vie (la vraie, celle à vivre), nous rejetant dans toutes les salles des pas perdus et des occasions gâchées. Pas de problème, les débatteurs politiques débattent à notre place, tous les mercredi et les jeudi, voire le lundi et le mardi, mais jamais le dimanche et surtout pas le samedi soir.

Qui aurait pu s'imaginer, il y a quinze ans, de pouvoir accepter ce qui nous apparaît aujourd'hui quasiment normal ? Normales, une réalité sans consistance, une démocratie sans visée, se confondant elle-même avec les « objets de désir qu'elle a engendré », une démocratie prescrivant de soi d'ignorer ses dérives, réduisant au rang de voyeur le citoyen-témoin qui assiste, persuadé de son impuissance, à la détresse de son voisin ? Normales ? En tout cas consensuelles. « Ces êtres normalisés », qui ne se sentent touchés que par leur propre malheur, tous, nous en faisons partie aussi, ne l'oublions pas, mais surtout ne nous en vantons pas.

Ne vaudrait-il pas mieux commencer par rejeter ce type de consensus, ne serait-ce que pour inventer les opportunités d'un consensus visant de toutes autres intentions ? Et pour ce faire, j'avancerai qu'il nous faut introduire une autre idée du présent, de la démocratie, une autre idée de l'autre autant qu'un autre type d'idée, qu'elle se rapporte à nous-mêmes ou à la responsabilité qui nous incombe pour la faire vivre. Bien sûr, il faut y mettre du sien, s'impliquer. Le présent commence avec la conception d'un projet qui n'est qu'à le faire devenir, demain. L'astrophysicien Reeves énonce cela parfaitement :

« Nous sommes l'un des fruits d'une évolution qui dure depuis quinze milliards d'années. Mais il se trouve que nous faisons partie des générations qui vont décider du sens de cette évolution. D'ici cinquante ans, on saura si l'humanité est capable de gérer sa puissance. Il s'agit d'un chapitre inédit de l'histoire du monde, de l'histoire de la complexité. » (Hubert Reeves, revue BIC N° 27/1995/1.)

C'est pour ce monde en danger, c'est-à-dire sans devenir, qu'il s'agit, désormais, de réserver notre sollicitude. Il dépend de nous, seulement de nous, et il faut bien se mettre dans la tête que personne ne le fera à notre place.


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POUR UN MONDE QUI AIT UN DEVENIR


Bien sûr, pour s'offrir une vision d'un monde qui ait un devenir, il faut d'abord concevoir ce devenir. Pour cela, nous nous trouvons tout de suite obligés de changer tant notre système de représentation habituel que notre comportement. Mais attention !, n'oublions pas que changer c'est d'abord changer les critères qui évaluent les changements ; c'est changer de phase et à la suite chercher un tout autre sens à la vie ; appelons cela : activité de devenir.

Je disais, au début, que l'organisation bureaucratique repose sur l'évacuation constante de la notion de « responsabilité ». La bureaucratie entretient l'idée que « le milieu » détermine le comportement de l'homme, et ceci dans un « étant-là » considéré comme immuable. Cela alimente, certes, les métaphores de l'absurdité bureaucratique, chères à Kafka, mais par ailleurs, cette conviction ancre en chacun de nous le sentiment que ce « milieu absurde » est une fatalité à laquelle personne ne peut échapper.

Sans doute, pourrions-nous essayer de nous penser autrement. Penser que le milieu n'est pas un « étant-là immuable » sur lequel l'homme ne peut infléchir, milieu auquel tout simplement il n'aurait qu'à s'adapter. On pourrait, par exemple, le considérer comme un contexte donné dans lequel le citoyen, à travers son activité, fait émerger un autre environnement. À propos de la relation entre les êtres vivants (notamment les molécules avec l'environnement) H. Maturana et F. Varela écrivent dans le livre L'arbre de la connaissance :

« (...) nous avons distingué deux structures opérationnellement indépendantes l'une de l'autre : l'être vivant et son environnement. Entre eux s'établit une congruence structurale indispensable (ou alors l'unité disparaît). Lors des interactions entre l'être vivant et son environnement au sein de cette congruence structurale, les perturbations de l'environnement ne déterminent pas ce qui survient à l'être vivant ; c'est plutôt la structure de l'être vivant qui détermine les changements qui s'y produisent. Cette interaction n'est pas de nature instructive, car elle ne détermine pas quels seront ses effets. D'où, notre usage de l'expression « déclencher un effet ». (...) Il en va de même pour l'environnement : l'être vivant est une source de perturbations et non pas d'instructions. »
Exclus, exclos, esclaves
 
  “10 % des enfants nord-américains ne mangent pas à leur faim à cause de la pauvreté de leurs parents, selon une étude réalisée par le Centre de recherche et d'action sur l'alimentation, et rendue publique mercredi. Sur les 45 millions d'enfants de moins de 12 ans, près de 4 milliond d'entre eux vont se coucher l'estomac vide, sautent des repas ou ne mangent pas assez parce que leurs parents manquent d'argent ou n'ont pas de tickets alimentaires.” (Libération, 22./23. juillet 1995). L'information est amère, elle est tombée au moment même où les États-Unis commémoraient en grande pompe le cinquantième anniversaire de la fin de la seconde guerre mondiale. En un jour d'août 1945, Truman fêtant la victoire rappelait que le président Roosevelt avec le New Deal avait promis que plus un seul enfant aux États-Unis ne devrait avoir faim ; il concluait, qu'en ce jour de triomphe “parole avait été tenu”. Cinquante ans plus tard...
 

Avec cette citation, je voudrais rappeler la notion de « déclencheur » (shifter), que l'être vivant joue par rapport à son environnement, son milieu. Si l'on s'en tient au fait que l'être vivant est l'homme et si l'environnement représente, en la circonstance, la société tout entière, l'on pourra alors constater que les cellules que nous sommes métaphoriquement ne cessent d'interagir avec l'environnement. En conséquence il faut se demander : au plan social et politique, qu'est-ce qui nous a écarté de ce comportement si « naturel » ? Comment dégager une représentation réelle et claire de l'interaction citoyen/société, une représentation qui nous dévoile des sources de perturbations nous permettant, à la suite, de découvrir quels pourraient être les éléments modificateurs de cette société ?

Pour bien mettre au point la représentation que nous avons de « notre position dans le jeu de l'histoire », il faut nous construire une vision de nous-mêmes impliqués dans un « rapport actif » avec les autres. Comprendre en quoi consiste le rôle de l'être humain dans le milieu où il agit (celui du travail et du social) n'est possible que dans la mesure où son activité pour produire cette connaissance (ce qu'on appelle la compréhension) l'amène à se considérer comme « un acteur » à part entière de la vie de ce milieu. J'ai employé sciemment l'expression « produire cette connaissance » pour indiquer que la connaissance n'est pas seulement un déjà-là, mais surtout une mise en cause de ce déjà-là, une activité qui produit de la connaissance, et par là, modifie milieu et environnement. Voilà comment la responsabilité de l'homme se trouve engagée.

Tout ceci pour dire que, concevoir aujourd'hui un projet pour un monde qui n'en a pas, nous oblige à « penser » le changement en acte comme un acte de production de la connaissance que nous avons de nous-mêmes, de notre comportement. Pour paraphraser F. Varela : établir une congruence structurale avec notre environnement, nous demande d'assumer les conséquences de nos actes, c'est cela la responsabilité. Reste la question : comment penser cela aujourd'hui ?

La première prise de position qui s'impose alors est évidente : ce n'est plus l'autre ou la fatalité, le responsable de ma vie, c'est moi. Très prosaïquement, cela signifie : se prendre en charge, c'est-à-dire faire ce que nul, aucun autre, ne peut, et surtout ne fera à ma place. Une conséquence immédiate en découle : compter sur soi-même nous pousse à développer notre personnalité afin d'en faire le meilleur instrument pour affronter l'instabilité des temps. Si je ne peux plus compter sur l'autre, je dois donc avant tout apprendre à être responsable, à compter sur moi.

N'oublions pas qu'à l'origine, le mot responsable veut dire « répondre de ses actes ». Cette définition évoque l'individu s'engageant à inventer son action pour exister, ce qui le conduit inévitablement à tout faire pour modifier son environnement. « L'homme unidimensionnel », irresponsable n'a plus sa place dans la société, même si cette dernière laisse en place l'organisation qui l'a réduit à cet état d'irresponsabilité chronique. Sortir de cette « contrainte paradoxale » : « sois différent, mais comme les autres », n'est certes pas une entreprise aisée. C'est, ni plus ni moins, s'engager à changer de comportement dans le cadre d'une culture qui, au contraire, annihilant tout comportement nouveau, a tôt fait de le dénoncer comme « comportement déviant ».

Évitons donc de chercher « de nouvelles bonnes solutions », astreignons-nous plutôt à changer de questions et de comportements : « expérimentons le changement » en commençant par revendiquer - pas seulement pour le spécialiste mais pour le citoyen - « le droit à l'expérimentation ». Peut-être alors pourrons-nous apprendre à comprendre le changement.


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Les États du Devenir

LES ÉTATS DU DEVENIR


Les propositions faites dans le n° 3 des Périphériques pour la réalisation des États du Devenir introduisent une problématique de cet ordre. Elles s'adressent à chaque individu en tant que citoyen responsable, individu distinct et en même temps partie prenante de la société, un citoyen porteur d'analyses critiques autant que de propositions, décidé à rejeter toute exhortation politique reposant sur « l'adhésion passive », ferait-elle référence aux meilleures idées du monde. Il convient au contraire d'y mettre du sien, c'est-à-dire pour chacun, d'engager sa différence. À coup sûr, pour que le projet des États du Devenir puisse faire avancer significativement la démocratie, il devra offrir à chaque citoyen, groupe, collectivité ou mini-communauté, tant au plan économique, social que culturel, les possibilités, les moyens, les instruments nécessaires susceptibles de les amener à faire acte de responsabilité, les incitant à abandonner toute forme de critique manifestant sa seule réprobation, pour une critique visant un projet. Sous un autre aspect, s'engager dans ce projet des États du Devenir, soulève des questions primordiales, entre autres celles-ci : si tu penses pouvoir changer l'état des choses, que voudrais-tu exactement changer ? Comment ? Et surtout : jusqu'où es-tu prêt à t'engager pour produire ce changement ? Il place, d'autre part, le citoyen face à une double obligation, personnelle (son comportement) et collective (son comportement dans un ensemble).

À ce point, un problème crucial se présente d'évidence : quel type d'apprentissage s'impose alors ? Nul doute qu'il est à inventer, fruit de la recherche et du travail, d'une auto-formation à laquelle l'expérimentation devra donner espace et vie. Plus que de l'invention d'un nouveau type d'apprentissage, c'est de la mise au point d'un système logique exprimant la relation production/recherche/formation dont il faudrait parler. Mais pour s'engager sur cette voie, si nous voulons vraiment sortir de cette crise, il va falloir commencer par bien se persuader que chacun de nous peut peser plus qu'il ne le croit sur lui-même et sur son environnement. Penser cela nous met face à nos responsabilités. Cet acte de se penser citoyen à part entière au lieu de se considérer comme un moyen de production, un agent de consommation, un simple élément utile des ressources humaines engage une pratique qu'il est, certes, bien difficile de concevoir et développer. C'est « l'idée même de la difficulté » qui fait obstacle : l'idée même que l'on se fait de toute difficulté. De cette peur de la difficulté, il faut sortir, si l'on ne veut pas rendre les choses plus difficiles encore. Admettons-le, « les choses en l'état » sont difficiles, mais nous ne pouvons faire autrement que d'affronter ces difficultés avant qu'elles ne créent une situation désespérée qui, inexorablement, nous détruira.

Si nous considérons que la jeunesse représente le devenir, par exemple, alors aidons-la à s'ouvrir à ce devenir qu'on persiste à refouler. Le rôle historique de la jeunesse de culture est clair : nous sortir des siècles de dressage à l'obéissance dans le cadre du travail, du compartimentage des fonctions et des disciplines, des loisirs organisés qui reposent sur le spectacle permanent. Faisons en sorte de lui donner tous les moyens pour y parvenir. Ce n'est pas en la sacrifiant sur l'autel des restrictions budgétaires ou en distribuant des diplômes obsolètes que l'on va assurer l'avenir. C'est, au présent, le devenir de la jeunesse qui est en jeu. Sans devenir, pas de perspective d'avenir. Rien, qu'un futur effroyable.

Ce que j'ai essayé d'argumenter tout le long de cet article, c'est combien il s'avère nécessaire de sortir de ce consensus mou qui dépersonnalise le citoyen pour en faire un individu-type, mesuré à des normes sociales préétablies, préreconnues. À mon sens, cette normalisation des individus présente une idée de l'égalité qui nous éloigne de la démocratie. La différence est la richesse de chacun. Et cette richesse de chacun, je dirais qu'elle représente la richesse de la démocratie. Elle devrait représenter les bases même de la société. La différence de chacun est indispensable à la différence des autres, ainsi, seulement, grâce à l'expression des différences, pourra se dégager un espace culturel propice à la manifestation de relations complexes, innovantes. C'est seulement dans un tel cadre politique que la recherche engagée par tous peut faire basculer le connu (ce que nous savons) dans l'inconnu (ce que nous voulons savoir). Nous avons probablement là une excellente procédure pour apprendre à comprendre : à nous comprendre nous-mêmes en comprenant les autres. Reste à nous engager sur cette voie.

Cristina Bertelli


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